Aujourd'hui je vais évoquer Stupéfiant Moyen-Orient essai stimulant de l'historien
Jean-Pierre Filiu. Ce texte est sous-titré Une histoire de drogue, de pouvoir et de société. L'auteur précise que : « l'ambition de ce livre est de remonter la trame historique du Moyen-Orient sous l'angle de la production, de la distribution et de la consommation des stupéfiants. » Il commence par quelques éléments issus de la période antique et médiévale mais l'essentiel du bouquin traite de l'époque contemporaine. Ainsi il rappelle que : « l'opium perse s'écoule prioritairement dans la Chine des seigneurs de la guerre, puis de l'occupation japonaise, alors que l'opium turc alimente plutôt les marchés occidentaux d'Europe et d'Amérique. »
Le champ d'exploration de Stupéfiant Moyen-Orient est géographiquement compris entre la Turquie, l'Iran, l'Irak, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Syrie, le Yémen et les pays du Golfe. L'auteur cherche à montrer l'existence d'alternance de périodes de contrôle strict et d'autres plus souples à l'égard de la drogue (consommation, production ou trafic). La région explorée est majoritairement musulmane (selon les pays la doctrine dominante est de tendance sunnite ou chiite) et il est intéressant de constater que l'interdit imprescriptible porté sur l'alcool est moins rigoriste sur les stupéfiants. Il existe de longues traditions vis-à-vis des substances psychotropes, et, selon le pays concerné ce ne sont pas les mêmes produits qui sont prisés. Ainsi les principales productions répertoriées sont le cannabis (haschich), le pavot (opium), le qat ou le captagon (drogue de synthèse produite en laboratoire et ne dépendant pas d'une production cultivée). Cet essai est un précis de géopolitique dans lequel le Moyen-Orient est en lien étroit (souvent de domination et de subordination) avec des puissances occidentales comme les Etats-Unis. Cette traversée au coeur des stupéfiants offre un panorama sociétal des ravages provoqués par la drogue tant sur les individus consommateurs que sur les économies locales souvent très dépendantes de l'exportation des substances cultivées.
Jean-Pierre Filiu montre que la nature du régime explique le succès ou l'échec du contrôle de la drogue et son élimination. Cette enquête est passionnante et permet de mesurer la prégnance des stupéfiants, notamment grâce à des comparaisons avec la Colombie ou le Mexique, en termes de pourcentage du PIB. Afin de fournir quelques éléments figurant dans l'essai je propose des extraits choisis. Tout d'abord un point relatif à l'opium : « les deux pays (Turquie et Iran) sont historiquement producteurs d'opium, dont la teneur en morphine est plus forte en Turquie, mais seul l'Iran développe, d'abord autour des zones de production, puis dans les centres urbains, une addiction de masse. Les deux pays deviennent plus tard des zones majeures de transit de l'opium afghan, hégémonique sur le marché mondial de l'héroïne, mais la population turque est relativement épargnée par de tels flux. » Plus au sud, le Yémen consomme les baies d'un arbuste à l'origine du dernier point commun entre les deux parties du pays en opposition : « le contraste vaut d'être souligné entre cette association relativement récente de la population yéménite au qat et l'histoire beaucoup plus ancienne de la population perse avec l'opium. En revanche, le qat, une fois popularisé, impose ses rites et son cycle de consommation au coeur du quotidien des Yéménites, femmes et hommes, avec une intensité qu'aucun stupéfiant ne retrouve ailleurs au Moyen-Orient. » La désertique Arabie saoudite dans les années récentes devient une plaque tournante d'une drogue de synthèse également utilisée par les militaires : « le captagon, dont les saisies en Arabie représentent, selon les années, un tiers à la moitié des saisies mondiales, apparaît comme la drogue de choix dans le royaume wahhabite. » Il est intéressant de voir le rapport répressif institué vis-à-vis des stupéfiants : « les Émirats arabes unis ont également adopté une ligne très répressive en matière de stupéfiants, avec environ la moitié des procès et la moitié des détentions liées à ce type de délits. (...). L'Islam peinera très longtemps à clarifier sa position au sujet des psychotropes. (...). Les décapitations régulièrement perpétrées en Arabie saoudite se sont révélées impuissantes à empêcher le royaume wahhabite de devenir le plus gros consommateur de drogue de synthèse dans la région. (...). La très répressive République islamique d'Iran a beau avoir pendu des milliers de « trafiquants » en quatre décennies, elle est peut-être aujourd'hui le pays au monde le plus frappé par une addiction de masse. »
Stupéfiant Moyen-Orient est un ouvrage très documenté avec de nombreuses références. L'auteur propose un panorama complet du rapport politique et économique à la drogue (sous ses diverses formes) au Moyen-Orient. Il décrit le rôle de l'argent, l'inscription culturelle (la comparaison entre le qat au Yémen et la coca en Bolivie est spontanée) de la drogue dans ces sociétés ainsi que le lien fort à la religion. Il conclut en précisant : « l'essor des drogues de synthèse permet de s'abstraire du cycle des récoltes de l'opium, du cannabis ou du qat. Il offre aux trafiquants une liberté inédite et à leurs parrains une insertion au moindre coût dans la mondialisation. (...). Encore plus intime que la relation entre l'Égypte et le haschich est celle nouée sur plus d'un demi-millénaire entre la Perse et l'opium, sans doute parce que la culture du pavot n'y a jamais cessé d'être populaire. »
Voilà, je vous ai donc parlé de Stupéfiant Moyen-Orient de
Jean-Pierre Filiu paru aux éditions du Seuil.
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