A 18 ans, je faisais rien de mieux de
ma vie que d'apprendre à tenir l'alcool comme une vieille rombière avec les pouilleux de mon lycée.
Marie-Louise von Franz a moins perdu son temps que moi : direct, elle rencontre le vénérable
Carl Gustav Jung, lui alors âgé de presque soixante ans et avec l'oeuvre qu'on lui connaît. C'était bien fait pour elle. Alors que moi, je ne savais même plus décliner le rosa-rosam, Marie-Louise semblait avoir largement renoué avec les habitudes d'une vie antérieure antique et sa connaissance pointue du latin donna l'intuition à Jung qu'elle serait une collaboratrice précieuse. Il n'eut pas tort.
Comme l'envie de se lier avec certaines personnes nous pousse à commettre des aberrations, on se retrouve un jour à jouer à la pétanque tous les après-midi avec les retraités du coin si dans le lot se trouvait le bon numéro du moment. Ainsi naissent les passions. Chacun son truc. Marie-Louise, à 18 ans, je ne suis pas certaine qu'elle se passionnait pour l'alchimie, la mythologie et la symbolique chrétienne mais puisque c'était le domaine de Carl et puisqu'il lui réclamait son aide, elle s'y est plongée aussi sec. Quelques années plus tard, voilà le résultat : on se retrouve avec la traduction de l'Aurora Consurgens, texte alchimique sans doute rédigé au 13e siècle de la plume de Thomas d'Aquin, rien de moins. Précisons que ni la date ni l'auteur ne sont certains mais Marie-Louise expose des arguments suffisamment convaincants pour qu'on admette avec elle cette possibilité. Ça vaut mieux que de dire qu'on n'en saura jamais rien.
La traduction du texte est suivie d'un commentaire qui se construit autour des concepts mis au point par Carl et des savoirs qu'il a rameutés de la symbolique alchimique et chrétienne. de quoi nous cause l'Aurora ? Ce pourrait être la traduction d'une crise intérieure et de sa résolution par franchissement de paliers successifs. C'est qu'il s'agirait de ne pas se casser la gueule en reprenant son souffle :
1) Irruption dans la conscience de l'inconscient (anima) tout boursouflé, revanchard qui veut se faire entendre en empruntant ici l'apparence archétypique de la Sapientia Dei.
2) Nuit obscure de l'âme submergée par la violence d'imposition de cette image, dépression profonde et introversion de l'auteur.
3) Pour se sauver, l'auteur fait appel à des conceptions chrétiennes conscientes. Il se met à prier le Saint Esprit pour purifier la terre noire, c'est-à-dire l'inconscient qui déprime, l'inconscient submergé par la Sapientia Dei, retravaillée à l'aide du langage de l'alchimie. Donc, début de la dialectique entre le Moi et l'inconscient, pour ne pas citer un autre titre de Jung.
4) Vision du hiérogamos, réconciliation des contraires qui aboutit à la stabilité de l'auteur. L'anima semble se construire une identité personnelle, ce qui permet à l'auteur de la rencontrer à nouveau sans sombrer dans la nuit obscure.
5) Elaboration d'une figure intérieure plus grande. Hourrah ! le Soi, figure du filium philosophorum, se cristallise dans la psyché de façon pure, sans être affectée par la corruption de la putain d'inconscience. Les 4 éléments circulent, les 4 éléments s'unissent dans la quintessence. le Second Adam attend encore timidement au seuil, mais le pas suivant le fera entrer dans l'immortalité.
6) Délivrance du corps lui-même, dans lequel la Sapientia Dei déchue était auparavant enfermée. Résolution achevée du problème de l'unio corporalis. Autant dire, mecton, que c'est vers la mort et sa ribambelle d'anges claironnant que tu te diriges… mais dans la joie absolue.
En quoi ces conneries intéressent un foutu psychanalyste ? Voilà bien le genre de questions que les petits mangeurs du pain du quotidien n'oublient jamais de poser. Eh bien c'est-y pas que c'est intéressant en ce sens que l'Aurora Consurgens pourrait se révéler, à sa petite échelle individuelle, témoin du changement paradigmatique progressif qui se mit en place à partir du dernier tiers du Moyen Age. A cette époque, l'image scolastique médiévale qui considère que la matière n'a qu'une réalité potentielle tant qu'elle ne reçoit pas de forme se trouve de plus en plus souvent contestée. On commence au contraire timidement à reconnaître l'existence du féminin, du corps et de la matière. Dur, dur, à cette époque, quand on est un saint comme Thomas, d'exprimer ce genre d'idées hérétiques dans le langage classique du clerc de notaire, ce qui expliquerait pourquoi l'Aurora est un ramassis condensé d'hallucinations alchimiques et chrétiennes, incompréhensibles à la première lecture. Il fallait bien que l'intuition du renversement à produire s'exprime dans la langue d'un délire onirique pour ne pas envoyer son auteur sur le bûcher, ou n'importe où ailleurs il ne fait pas bon vivre.
Mais le bon Thomas, tout saint qu'il soit, ne savait peut-être même pas ce qu'il faisait. En repassant un peu au peigne fin sa biographie, on comprend qu'il n'était pas trop du genre jouasse, pas qu'on invite aux apéros pour mettre la bonne ambiance. Et donc voilà, l'Aurora aurait constitué un exutoire compensatoire. Peut-être même que cette écriture l'aurait sauvé, contrebalançant une attitude trop intellectuelle, rongée par les limites de la logique, en provoquant une décharge des énergies bloquées par l'étroitesse de la conscience.
Toute cette explication se fait en 200 pages riches d'interprétations symboliques, chrétiennes et alchimiques que vous trouverez difficilement dans les ouvrages de vulgarisation moderne. Ça ne servira peut-être pas à grand-chose de passer tout ça au peigne fin, sinon à vous fournir du matériel universellement déclinable pour l'assaut mystique qui risque de vous saisir à la gorge prochainement.