Une magnifique saga tout en intelligence et en délicatesse, à lire et à relire lorsque les vents mauvais de l'antisémitisme se remettent à souffler dans le monde entier.
Sarah Frydman est une magnifique conteuse qui fait vivre et palpiter ses personnages, qui les fait bouger, évoluer, aimer et souffrir parfois jusqu'à la mort. Car, et c'est évidemment là que le roman fait désespérément mal, elle raconte en réalité l'histoire de l'antisémitisme à travers un demi-siècle. Et nous savons tous depuis le 7 octobre que rien n'a changé. Un juif sage, laïque et belge David Susskind disait que tout qui se sent juif est juif.
Les Moissons mortes font de ses lecteurs nombre de juifs qui se sentent notamment si proches du baron Elie de Lichtfeld, mélomane et lettré, qui fait corps avec Vienne, sa ville, celle de l'époque de
Stefan Zweig, une sorte de paradis aujourd'hui perdu où, malgré les poussées antisémites,
François-Joseph faisait régner un climat de tolérance et d'intelligence. Ce chef de famille, riche, tendre, infiniment paternel avec ses enfants, si angoissé des nuages qu'il voit naître en France avec l'affaire Dreyfus, qui croit dans le premier congrès juif mondial convoqué à Bâle par
Théodor Herzl. Puis sa fille, Sarah qui se rêve libre, indépendante et en danger et qui vivra avec Saül Lovzwiszky, musicien désargenté, une magnifique histoire de vie et d'amour qui la mettra en danger. La deuxième partie du roman est centrée sur l'un des fils de celui-ci, Haim Lovzwiszky et Héléna, elle-même la fille d'un membre du quatuor de musiciens qui découvre Vienne au début du roman. À nouveau, des personnages extraordinairement attachants, bousculés ou fracassés par l'histoire en folie d'une Europe dans laquelle les frontières sont floues mais où tôt ou tard les juifs ne sont plus les bienvenus. Une Europe où l'on se promène à Vienne, à Prague, à Munich et à Paris et dans ses confins, là où la Russie voisine avec la Pologne. Une manière d'exprimer aussi qu'Auschwitz existait avant Auschwitz et que tout était déjà écrit. Il y a tant de personnages – les familles sont à ce point nombreuses - que le lecteur en perd certains en route mais cela n'a guère d'importance tant la musique de ce livre choral est forte et harmonieuse.