- Qui était-ce ? demanda Richard.
Elle haussa les épaules.
- C'est pas important. (Anesthésie)
- Alors, qu'est-ce qui vous fait croire qu'ils n'auraient pas été contents de nous voir ?
Elle lui jeta un regard assez triste, comme un mère qui expliquerait à un petit enfant que, oui, cette flamme-là est chaude, elle aussi. "Toutes" les flammes sont chaudes. Je t'en prie, sur ce point, tu peux me faire confiance.
Pas étonnant qu'il ne l'ait pas remarquée avant : c'était juste une étroite ruelle entre les maisons, éclairée par un bec de gaz crachotant. On n'en voit plus beaucoup, des comme ça, se dit Richard, et il éleva ses instructions dans la clarté dispensée par le gaz, en cherchant à les lire.
- Ensuite, tournez trois fois sur vous-même dans le sens rétrograde ? dit-elle.
- Rétrograde, c'est le sens inverse des aiguilles d'une montre, Richard.
Il tourna trois fois sur lui-même, en se sentant ridicule.
- Enfin, pourquoi faut-il que je fasse tout ça, juste pour voir votre ami ? Franchement, toutes ces gamineries...
- Ce ne sont pas des gamineries. Je vous assure. Simplement... Pour me faire plaisir, d'accord.
Et elle lui avait souri. Il arrêta de tourner. Puis il alla jusqu'au bout de la ruelle.
Mais Jessica s'était convaincue que la collection de trolls de Richard était le signe d'une adorable excentricité, comparable à la collection d'anges de M. Stockton, pour laquelle Jessica préparait une exposition itinérante. Elle était parvenue à la conclusion que tous les grands homme collectionnent quelque chose. Mais Richard ne collectionnait pas vraiment les trolls. Il en avait trouvé un sur le trottoir devant le bureau et, dans une vaine tentative pour instiller un brin de personnalité à son univers professionnel, l'avait juché sur son moniteur d'ordinateur. D'autres avaient suivi au cours des mois suivants, des cadeaux de collègues qui avaient noté le penchant de Richard pour ces petites horreurs.
A son arrivée, il avait trouvé Londres immense, bizarre, fondamentalement incompréhensible.
Seule la carte du métro, cette élégante représentation topographique multicolore des lignes souterraines et des stations, lui imposait un semblant d'ordre.
Un moment, en se réveillant, il n'eut aucune idée de qui il pouvait bien être. C'était une sensation de délivrance immense, comme s'il avait toute liberté de devenir ce qu'il voulait : devenir n'importe qui - endosser n'importe quelle identité; homme ou femme, rat ou oiseau, monstre ou dieu.
Le visage crasseux s'adoucit.
_ Tiens, mon pauvre, dit-elle en fourrant une pièce de cinquante pence au creux de la main de Richard. Alors, ça fait combien de temps que t'es à la rue ?
_ Je ne suis pas à la rue, répondit Richard avec embarras en s'efforçant de restituer la pièce à la vieille. Je vous en prie - reprenez votre argent. Je vais très bien. Je suis simplement sorti prendre l'air. Je pars demain pour Londres, expliqua-t-il.
Elle lui jeta un coup d'œil soupçonneux, avant de récupérer ses cinquante pence qu'elle fit disparaître sous les strates de manteaux et de châles qui l'emmitouflaient.
_ J'y ai été, à Londres, lui confia-t-elle. Et j'm'y suis mariée, à Londres. Mais c'était un sale type. Ma m'man m'avait prévenue, de pas me marier à l'extérieur. Mais j'étais jeune et j'étais belle, on le dirait pas maintenant, et j'ai écouté que mon cœur.
_ Je n'en doute pas, répondit Richard, gêné.
La certitude qu'il allait vomir commençait peu à peu à s'estomper.
_ Ca m'a fait une belle jambe. J'y ai été, à la rue. Alors, je sais comment c'est, poursuivit la vieille. C'est pour ça que j'ai cru que z'étiez. Et z'allez faire quoi, à Londres ?
_ J'ai trouvé du travail, lui répondit-il fièrement.
_ Dans quoi ?
_ Euh, les placements financiers...
_ J'étais danseuse, fit la vieille.
Et elle se déplaça en titubant sur le trottoir, tout en se fredonnant une mélodie indistincte. Puis elle se mit à tanguer d'un bord sur l'autre comme une toupie en fin de course, avant de s'immobiliser face à Richard.
_ Donnez vot'main, lui ordonna-t-elle. J'vais vous dire la bonne aventure.
Il fit ce qu'on lui demandait. Elle posa la main du jeune homme dans sa vieille paume et la serra fermement, avant de cligner plusieurs fois des yeux, tel un hibou qui vient de gober une souris et ressent les premières atteintes de l'indigestion.
_ Z'avez un long chemin à faire, dit-elle, surprise.
_ Jusqu'à Londres.
_ Non, pas seulement. (La vieille observa un silence.) Pas un Londres que je connais, en tout cas.
A ce moment, la pluie se mit à tomber doucement.
_ Pardon, dit-elle. Ca commence par des portes.
_ Des portes ?
Elle hocha la tête. La pluie redoubla, tambourinant sur les toits et l'asphalte de la rue.
_ J'me méfierais des portes, à vot' place.
Richard n'était pas mort. Il était assis dans le noir, sur une corniche au bord d'un tunnel d'écoulement, à se demander ce qu'il devait faire, à se demander jusqu'où il pouvait encore être dépassé. Son existence jusque-là l'avait parfaitement préparé à travailler dans les opérations de Bourse, à faire ses courses au supermarché, à regarder des matchs de football à la télé le week-end, à allumer un radiateur quand il avait froid. Elle avait brillamment échoué à le préparer pour une vie à n'être plus personne, sur les toits et dans les égouts de Londres, une vie dans le froid, l'humidité et le noir.
Sur le ton le plus proche de la conversation qu'il put employer, il lança:
"Ce serait vraiment un sale moment pour découvrir qu'on souffre de claustrophobie, non?
- Si, dit Porte.
- Alors je vais m'abstenir" conclut-il.
Richard avait constaté que les événements sont pleutres : ils n'arrivaient pas isolément mais chassaient en meute et se jetaient sur lui d'un coup.
J'ai toujours estimé, dit-il, que la violence était le dernier recours de l'incompétence, et les menaces vaines, le refuge ultime de l'ineptie absolue.