22 avril
Journée de la Terre
Einstein a dit un jour :
Si les abeilles disparaissaient, combien d’années de vie resterait-il à la terre ? Quatre, cinq ? Sans les abeilles il n’y a pas de pollinisation, et sans pollinisation il n’y a pas de plantes, ni d’animaux, ni de gens.
Il dit cela dans une réunion d’amis.
Ce qui fit rire ses amis.
Pas lui.
Et voilà qu’aujourd’hui il y a de moins en moins d’abeilles dans le monde.
Et aujourd’hui, Journée de la Terre, il vaut la peine de préciser que ce n’est pas par volonté divine ni malédiction diabolique que cela arrive, mais à cause de l’assassinat des forêts naturelles et de la prolifération des bois industriels ;
à cause des cultures d’exportation, qui interdisent la diversité de la flore ;
à cause des poisons qui tuent les fléaux et au passage la vie naturelle ;
à cause des fertilisants chimiques, qui fertilisent l’argent et stérilisent le sol,
et à cause des radiations de certaines machines que la publicité impose à la société de consommation.
26 février
Mon Afrique
À la fin du xixe siècle, les puissances coloniales européennes se réunirent à Berlin pour se partager l’Afrique.
La lutte pour le butin colonial, les forêts, les fleuves, les montagnes, les sols, les sous-sols, fut longue et rude, avant que les nouvelles frontières ne soient dessinées et que, au jour d’aujourd’hui de 1855, soit signé, au nom de Dieu Tout-Puissant, l’Acte général.
Les maîtres européens eurent le bon goût de ne pas mentionner l’or, les diamants, l’ivoire, le pétrole, le caoutchouc, l’étain, le cacao, le café ni l’huile de palme ;
ils interdirent d’appeler l’esclavage par son nom ;
ils appelèrent sociétés philanthropiques les entreprises qui fournissaient de la chair humaine au marché mondial ;
ils annoncèrent qu’ils agissaient mus par le désir de favoriser le développement du commerce et de la Civilisation ;
et, au cas il serait resté le moindre doute, ils précisèrent qu’ils étaient soucieux d’augmenter le bien-être moral et matériel des populations indigènes.
C’est ainsi que l’Europe inventa la nouvelle carte de l’Afrique.
Aucun Africain n’assista, fût-ce comme élément décoratif, à cette réunion au sommet.
7 janvier
La petite-fille
Soledad, la petite-fille de Rafael Barrett, se rappelait souvent une phrase de son grand-père :
Si le Bien n’existe pas, il faut l’inventer.
Rafael, paraguayen par choix, révolutionnaire par vocation, passa plus de temps en prison que chez lui, et mourut en exil.
Sa petite-fille fut criblée de balles au Brésil, au jour d’aujourd’hui de 1973.
Elle fut livrée par le caporal Anselmo, marin insurgé, chef révolutionnaire.
Las d’être le perdant, se repentant d’avoir cru et aimé, il dénonça, un par un, ses compagnons de lutte contre la dictature militaire brésilienne, et les envoya au supplice ou à l’abattoir.
Soledad, qui était sa femme, il la garda pour la fin.
Le caporal Anselmo signala l’endroit où elle se cachait, et s’éloigna.
Il était déjà à l’aéroport quand retentirent les premiers coups de feu.
[…]
28 avril
Ce monde si peu sécuritaire
Aujourd’hui, Journée pour la santé et la sécurité au travail, il vaut la peine de signaler qu’il n’y a rien de moins sûr que le travail. De plus en plus de travailleurs se réveillent, chaque matin, en se demandant :
Combien d’entre nous seront de trop ? Qui m’achètera ?
Nombreux sont ceux qui perdent leur travail et nombreux ceux qui, en travaillant, perdent la vie : un ouvrier meurt toutes les quinze secondes, assassiné par ce qu’on appelle les accidents du travail.
L’insécurité publique est le thème préféré des politiciens qui déchaînent l’hystérie collective pour remporter les élections. Danger, danger, proclament-ils : à chaque coin de rue, guette un voleur, un violeur, un assassin. Mais ces politiciens ne dénoncent jamais les dangers du travail et qu’il est dangereux:
de traverser la rue, parce qu’un piéton meurt toutes les vingt-cinq secondes, assassiné par ce qu’on appelle accident de la circulation ;
de manger, parce que celui qui est à l’abri de la faim peut succomber, empoisonné par la nourriture chimique ;
de respirer, parce que dans les villes l’air pur est, comme le silence, un article de luxe ;
et aussi de naître, parce que toutes les trois secondes meurt un enfant qui n’est pas arrivé vivant à l’âge de cinq ans.
3 janvier
La mémoire errante
Le troisième jour de l’an 47 avant Jésus-Christ, un incendie ravagea la plus célèbre bibliothèque de l’Antiquité.
Les légions romaines avaient envahi l’Égypte, et pendant une des batailles de Jules César contre le frère de Cléopâtre, le feu dévora la plus grande partie des milliers et des milliers de rouleaux de papyrus de la bibliothèque d’Alexandrie.
Deux millénaires plus tard, les légions nord-américaines envahirent l’Irak et, pendant la croisade de George Bush contre l’ennemi qu’il avait lui-même inventé, la plus grande partie des milliers et milliers de livres de la bibliothèque de Bagdad fut réduite en cendres.
Dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y eut qu’un seul refuge pour livres à l’épreuve des guerres et des incendies : la bibliothèque errante fut une idée du Grand Vizir de Perse, Abdul Kassem Ismaël, à la fin du xe siècle.
Homme averti, cet infatigable voyageur emportait sa bibliothèque avec lui. Quatre cents chameaux portaient cent dix-sept mille livres, en une caravane de deux kilomètres de long. Les chameaux servaient aussi de catalogue général : chacun des trente-deux groupes de chameaux transportait les titres commençant par une des trente-deux lettres de l’alphabet perse.
Eduardo Galeano: Si on délirait un petit instant?