Il avait pris le parti maori. La lutte est interminable et se prolongera jusqu'à la disparition totale de ce clan par mort, infécondité, métissage ou civilisation. Nulle part autant qu'aux Marquises, cette lutte ne s'est faite âpre, subtile, rusée, entre le beau cannibale converti et le gendarme importé. Ce n'était plus festins de chair, humaine ou divine, mais beuveries de jus de fruits fermentés, dont l'indigène réclamait le droit. Il y avait donc orgie dans la montagne, puis «flagrant délit », procès-verbal et justice rendue ! Gauguin, prenant parti pour l'indigène, se mit à l'affût, tout comme le gendarme épiant le bouilleur de cru dans la montagne. Il surprit la complaisance d'un surveillant de l'île voisine, qui, dans ses fonctions à quadruple détente, faillit à ses devoirs de douanier: un «clipper » américain débarqua, au mépris de la loi française, des viandes conservées, embarqua des femmes fraîches, et par le moyen de la vente des unes et des autres, fit ripaille en toute liberté.
Historiquement, le fait est prouvé. Mais tout condamnait l'accusateur. Cette balance européenne, républicaine, transportée à l'autre bout du monde, a parfois de ces revers de fléaux.
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Dès lors, Gauguin devait être condamné. Il le fut : à mille francs d’amende et trois mois de prison pour « accusation portée contre un militaire de la gendarmerie. »
Votre lettre m’arrive en même temps qu’une lettre de ma femme bien courte et bien terrible. Elle m’annonce brutalement la mort de ma fille, qui a été enlevée en quelques jours par une pneumonie pernicieuse. Cette nouvelle ne m’a nullement ému, entraîné depuis longtemps à la souffrance : puis chaque jour, réflexions arrivant, la blessure s’ouvre profonde de plus en plus et en ce moment je suis tout fait découragé. Au moment où je commence me rétablir et un peu d’argent pour travailler quelques mois, il m’arrive une tuile exceptionnelle.
Il est à craindre, écrit Daniel, que votre retour ne vienne déranger un travail, une incubation qui ont lieu dans l’opinion publique à votre sujet : vous êtes cet artiste légendaire, qui, du fond de l’Océanie, projette ses œuvres déconcertantes, inimitables, œuvres définitives d’un grand homme pour ainsi dire disparu du monde. Vos ennemis (et vous en avez bon nombre, comme tous ceux qui gênent les médiocres), ne disent rien, n’osent vous combatte, n’y pensent pas : vous êtes si loin ! VOUS NE DEVEZ PAS REVENIR ! Vous ne devez pas leur ravir l’os qu’ils ont aux dents… VOUS JOUISSEZ DE L’IMMUNITE DES GRANDS MORTS… VOUS ETES PASSE DANS L’HISTOIRE DE L’ART.
La dernière est tragique à tenir entre les mains. C'est un feuillet simple, daté en haut et à droite, du mois d'avril 1903, — c'est-à-dire de l'avant-dernier mois de sa vie. L'écriture est petite, humiliée. Gauguin dès lors est condamné. — « Je viens, dit-il, d'être victime d'un traquenard épouvantable », et il raconte en quelques mots son procès ; il s'en remet une dernière fois à Monfreid, termine par la formule, chez lui sincère: «Toujours tout à vous de cœur», signe, et ajoute « tournez la page ».
Il parait que mon nouveau rejeton se porte à merveille : Juliette m’a écrit me donnant sa nouvelle adresse et des nouvelles de la petite. Si par extraordinaire vous aviez de l’argent à m’envoyer, …
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Je vais bientôt être père à nouveau en Océanie – Nom de nom ! il faut donc que je sème partout. Il est vrai qu’ici il n’y a pas de mal, les enfants sont bien reçus et retenus d’avance par tous les parents.
Paul Gauguin Belles Marquises.