L'histoire que nous propose
Gionos'ouvre d'abord sur l'image d'un hêtre : beau et majestueux, on le retrouvera tout au long du roman de telle sorte qu'on pourrait presque le compter parmi les personnages principaux du livre.
Mais l'arbre s'efface rapidement pour laisser la place à des protagonistes humains et à une intrigue concrète. C'est donc à Chichiliane et des années 1843 à 1845 que nous transporte le narrateur le temps de quelques pages. Vaguement et apparemment sans raison, il nous parle de ce village dans lequel personne ne va et dans lequel il n'y a rien à faire, de M. V., de son caractère mystérieux, des V. qui sont encore aujourd'hui à Chichiliane…
Enfin, au terme de ces deux incipits, l'histoire, la vraie, semble enfin commencer grâce à une mise en abyme. le narrateur fait en effet intervenir l'historien Sazerat en lui demandant de lui raconter l'histoire. Mais là encore,
Gionole fait entrer en scène pour mieux le délaisser :
Je lui dis : « Marche, marche, tu ne me dis pas tout ! – Bien sûr que si, dit-il, qu'est-ce que tu veux que je te cache ? » – Evidemment, c'est un historien ; il ne cache rien : il interprète. Ce qui est arrivé est plus beau ; je crois. (p.13)
Dès le départ, le ton est donné :
Gionone veut pas interpréter ni comprendre, il ne veut pas tirer des leçons de cette histoire, il veut au contraire montrer la beauté en elle. C'est donc une belle histoire que
Gionoveut nous raconter grâce à ses talents de romancier.
Et le lecteur ne sera pas déçu, car il y a de la beauté partout dans ce roman. Celle-ci vient surtout du fait que le roman est très visuel. Les couleurs, les contrastes et les dimensions s'impriment tout de suite dans l'esprit du lecteur et nous donnent vraiment l'impression d'être devant une toile. En effet, en le lisant, j'ai parfois eu l'impression que l'auteur écrivait un roman à partir d'un tableau ou d'une photographie, qu'il en déroulait une histoire entière, comme
La Jeune fille à la perle de
Tracy Chevalier.
A midi, tout est couvert, tout est effacé, il n'y a plus de monde, plus de bruits, plus rien. Des fumées lourdes coulent le long des toits et emmantellent les maisons ; l'ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l'éclaircit et la rend d'un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d'une main qui essuie le givre de a vitre, puis apparaît dans le carreau un visage émacié et cruel qui regarde. (p.15)
Ce paragraphe est selon moi un parfait exemple du talent de conteur de
Giono: il nous décrit la scène de façon très picturale et imagée. Je ne sais pas ce que ça évoque chez vous, mais moi je vois une photographie en noir et blanc, légèrement pigmentée d'une petite touche de rouge.
En définitive, la couleur rouge vif du sang sur la neige, la blancheur de celle-ci et l'immensité du hêtre sont des images qui restent vraiment ancrées en moi, qui me permettent d'illustrer ce livre et m'en donnent un souvenir d'autant plus fort.
Et pourtant, l'histoire que nous raconte
Gionoest loin d'être belle. le beau hêtre qu'il nous décrit dès la première page du roman (« je suis bien persuadé qu'il n'en existe pas de plus beau : c'est l'Apollon-citharède des hêtres. ») est étroitement lié à la mort ; c'est d'ailleurs comme s'il la portait en lui. de même, le sang sur la neige ne fait que nous préparer au meurtre et à l'horreur qui va suivre. Car l'intrigue de ce livre est parsemée de disparitions, de meurtres, de battues, de recherches,… C'est à la mort que nous sommes confrontés, elle est présente à chaque page.
Mais malgré cela, il s'agit d'un livre plein de poésie, de beauté et de charme puisque le mélange de la beauté et l'horreur donnent de la puissance et de la force au roman. Ces deux éléments s'accordent parfaitement, de telle sorte qu'on est ému par la beauté sans en être aveuglé et oublier de quoi on nous parle.
Mais la beauté d'
Un roi sans divertissement vient également de la façon dont il est construit. Une des particularités de ce roman est notamment son rythme ternaire puisqu'on peut très facilement distinguer trois « petites histoires dans l'histoires ». de même, le roman se déroule sur trois ans, et les trios de personnages sont récurrents (je pense notamment à Langlois, Saucisse et Mme Tim). Cette présence très forte du chiffre 3, en plus de donner du rythme, une dynamique et une fluidité à la lecture, lui donne également beaucoup d'intensité.
A l'inverse du chiffre 2, le chiffre 3 est selon moi plus ouvert. Souvenez-vous par exemple de Pierre et Jean ; une certaine dualité se dégage dès le titre et se vérifie tout au long de l'histoire : si l'un n'est pas le reflet de l'autre, il est son contraire. Chaque frère se définit en effet par opposition à l'autre, de telle sorte qu'il s'en dégage une impression presque manichéenne et au final assez réductrice. On nous présente un élément et son opposé, comme s'il n'y avait rien entre les deux, et rien au-delà. A l'inverse, le chiffre 3 ouvre selon moi le champ des possibles. On ne nous propose pas seulement la thèse et l'antithèse, mais également une autre alternative, une autre vision. le chiffre 3 est comme une invitation, c'est comme s'il laissait le lecteur choisir, réfléchir et se faire sa propre vision des choses.
La construction ternaire du roman introduit donc un certain mystère : en refusant l'option binaire et l'opposition de deux éléments, le romancier met le lecteur dans une position difficile puisqu'il lui est impossible de distinguer le bien du mal, la bonne de la mauvaise solution. de fait, nos questions restent sans réponse, la fin du roman est ouverte et chacun est libre de l'interpréter comme il le veut.
Mais faut-il vraiment l'interpréter ? Ne doit-on pas au contraire se contenter d'en apprécier la beauté ? Si on se souvient du début de l'histoire et de la façon dont
Gionoa préféré la beauté à l'interprétation, on est tentés de penser qu'il ne faut pas chercher à en tirer une signification.
D'ailleurs, cette construction ternaire met particulièrement bien en évidence l'aspect cyclique présent dans le roman, l'ennui et l'absence de divertissement qui menace tous les personnages. Car c'est bien de cela que traite le roman : les hommes ont besoin de divertissement, d'une occupation pour ne pas sombrer. « La chasse compte plus que la prise », et
Giononous montre dans ce roman à quel point le divertissement est nécessaire pour ne pas sombrer dans la misère. (Comment ça j'avais dit que je ne vous parlerais pas de Pascal ?!) de manière cyclique, les personnages de ce récit sont donc condamnés à se divertir, à s'occuper pour ne pas tomber dans la misère et l'horreur. Mais arriveront-ils vraiment à y échapper ?
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