Dans
Anatolia Rhapsody,
Kenan Görgün se livre à une analyse de la situation des immigrés, en l'occurrence, l'immigration Turque en Belgique, en partant de son expérience personnelle, de ses réflexions dans ce qui constitue une sorte d'état des lieux qui, grâce à son intelligence et un récit très littéraire, revêt un caractère universel.
Déjà écrivain accompli (influencé par la littérature américaine notamment
Stephen King),
Kenan Görgün publie en 2014 (dans le cadre de la célébration du cinquantenaire de l'accord Belgo-Turc pour attirer la main d'oeuvre) un récit dans lequel il s'intéresse au retour aux pays des Turcs des deuxième et troisième générations, nés en Belgique. Il s'attache dans cet essai/roman, où il se met en scène personnellement, à décrire pour mieux les faire comprendre, les mécanismes de l'immigration Turque vers la Belgique qui illustrent et génèrent actuellement, une immigration de retour au pays,
De Belgique vers la Turquie.
La raison première est, dans les années 1960, un besoin de main d'oeuvre dans les pays occidentaux - l'Allemagne, en particulier, voyant déjà un mur qui va la priver d'une main d'oeuvre bon marché - et ce sont des régions pauvres et peu éduquées qui vont être sollicitées et pourvoir à cette demande. Une population qui, du jour au lendemain va se retrouver séparée, avec toujours en tête un séjour temporaire, seulement destiné à amasser suffisamment d'argent pour vivre une retraite au pays. Une autre raison est une mythologie qui se forge au travers d'une population avec son histoire, des rêves fantasmés de la mère patrie, consciencieusement entretenus et transmis à leurs enfants, par la langue et par la religion, mais surtout par les récits sublimés et mythiques d'une Turquie, décrite comme le pays de tous les bonheurs et de toutes les aspirations heureuses. Pas étonnant dès lors que les deuxième et troisième générations se sentent à l'étroit et coincées entre deux civilisations, deux langues qui peuvent apparaître comme une richesse mais qui constitue surtout un déchirement entre deux affectifs - famille au pays d'origine et amis du pays d'accueil - qu'il est difficile pour certains de concilier. Ni tout à fait Belge, ni tout à fait Turc, une sorte de construction schizophrène handicapante, transmise d'une génération à l'autre, dans laquelle nombre de questions restent taboues, comme la sexualité, l'émancipation des filles, et un repli communautaire sécurisant et protecteur, qui au final, empêche toute acculturation dans le pays d'accueil.
La rhapsodie est définie comme un poème ou partie de poème contenant un épisode épique, spécialement emprunté aux poèmes homériques et c'est bien avec une multiplicité de points de vues et réflexions que
Kenan Görgün réussit à dessiner ce poème, cette épopée entreprise par les pères, que les fils entreprennent dans le sens contraire, un retour comme celui d'Ulysse, semé d'embûches et conduisant pour certains à une déception face à une réalité différente de celle montrée par le miroir déformant et tendu par la première génération.
Anatolia Rhapsody est un récit, littéraire passionnant, intelligent, subtil, très érudit et sans concession, un miroir qui permet de voir des vérités en face et sans concession, des qualités que j'avais déjà appréciées dans la nouvelle que
Kenan Görgün avait écrit sur l'abattoir d'Anderlecht pour "Bruxelles noir".
Un auteur à découvrir absolument.