La Soulitude, ça n'existe pas ?
"
Sweet Soul Music" fut un tube d'Arthur Conley, ("emprunté" au "Yeah man" de Sam Cooke et repris par de multiples artistes dont…Johnny Halliday -"La seule vraie musique"- et les Jam).
Mais c'est aujourd'hui le titre de ce qui -en français en tout cas- constitue sans doute la référence en matière d'ouvrage sur la Soul Music.
En 500 pages,
Peter Guralnick livre une histoire d'un luxe de détails inouï (parfois trop peut être), sur ce courant musical si complexe à définir.
Car la Soul, c'est quoi ?
Bonne question. Cherchons donc à définir ce que le cas Soul est.
Commençons par souligner qu'avant d'entamer ses recherches,
Guralnick avait une vision assez romantique de l'objet de sa passion.
Pour lui, la Soul était, pour reprendre une définition aussi courante qu'imprécise, une musique jouée par des noirs américains qui "placent le feeling au dessus de tout". Une musique à caractère sacramentel, privilégiant la relation avec l'auditeur (questions-réponses, élocution plaintive), qui ne pouvait qu'être le "fruit d'une époque et d'un ensemble de circonstances sociales", faite par des noirs pour des noirs, née de la rencontre du gospel et du Rhythm & Blues, qui s'éveillait à la vie en poussant des "sanglots d'extase séculière", une "vivifiante prise de conscience de soi", une "profession de foi révolutionnaire".
En conséquence de quoi, avec l'avènement du Mouvement des Droits civiques (qui s'étend grosso modo de 1955 à 1964 avec le Civil Rights Act) et l'assassinat de
Martin Luther King, en 1968, la Soul ne pouvait que perdre de sa substance.
On imagine la surprise de
Guralnick quand au cours de ses recherches, Jerry Wexler, le mythique producteur d'Atlantic, l'homme qui a porté les plus grands artistes Soul au sommet, lui dit qu'au fond, tout ça n'était "qu'une étiquette (…) une invention sémantique (…) et que finalement, ce n'était que du Rhythm & Blues" .
Damned ! On devine sa perplexité devant l'envol d'une bonne partie de sa théorie.
Pour autant, on peut probablement s'accorder à définir la Soul comme une musique marquée par la structure dramatique où le feeling est primordial, née (comme le Blues, le Jazz ou le Rock) au Sud des USA (Deep Soul) et où la question raciale n'est que rarement absente du décor.
Ce n'est pas pour autant une musique défouloir comme peut l'être le rock d'un Little Richard, ni la musique aux raffinements cultivés de la nordique Motown, socialement acceptable et prévisible qui vise les teenagers blancs.
Mais au fond, peu importe.
Pour définir la Soul, il est plus simple de se laisser guider par
Guralnick dans le voyage qu'il nous propose.
Partons donc pour ces Etats du Sud : Alabama, Mississipi, Tennessee…Dans ces salles du "Chitlin Circuit" réservées aux Noirs, dans les mythiques studios Stax de Memphis, puis aux Muscle Shoals…
Là, nous allons rencontrer les plus grands chanteurs et showmen : Sam Cooke,
James Brown,
Ray Charles, Sam & Dave, Solomon Burke, Wilson Pickett, Otis Redding, Aretha Franklin…
Ils sont accompagnés par des managers et des producteurs doués et/ou retors : Wexler, Jim Stewart et Estelle Axton, al Bell, Rick Hall…et par des musiciens qui seront autant de références : Booker
T. Jones, Steve Cropper, Donald "Duck" Dunn,
Roger Hawkins,
Jim Dickinson, Chips Moman, Spooner Oldham, al Jackson, Dan Penn, Wayne Jackson, Tommy Cogbill, Charlie Freeman…jusqu'au jeune Duane Allman.
Notons au passage, que si les chanteurs sont tous noirs, les décideurs et la plupart des musiciens sont blancs.
Les anecdotes ne manquent pas.
C'est Solomon Burke qui joue à Jackson (Mississipi) au cours du rassemblement annuel…du Ku Klux Klan, ou qui se fait déposséder (littéralement) de sa couronne de Roi de la Soul, par
James Brown.
C'est Otis Redding qui use son exemplaire de "Sergent Pepper's …" jusqu'à la corde pour comprendre la Pop et composer une chanson à laquelle il est le seul à croire : "Dock Of The Bay".
C'est Percy Sledge qui est accompagné sur "When A Man Loves A Woman" par des cuivres qui jouent faux, ce qui n'est pas grave car "Percy jouait tellement faux qu'on avait l'impression que sa voix pouvait casser un carreau. C'en était presque douloureux".
C'est Sam & Dave qui piquent le show à Otis Redding qui lui même subjugue les spectateurs venus pour
James Brown.
C'est Rick Hall qui ne sachant pas trop comment employer un Duane Allman débutant et trop en avance, va le vendre à Wexler pour 10 000 $, perdant entre 5 et 10 millions de $ dans le deal !
C'es Aretha qui estomaque tous les requins des studios Fame dès qu'elle entame "I Never Loved A Man".
C'est Rick Hall au cours des mêmes séances qui trouve malin d'injurier le mari d'Aretha, ce qui l'amènera à se brouiller définitivement avec Wexler et perdre du coup, la clientèle d'Atlantic….
…..
La grande époque de la Soul, va pourtant s'achever de manière confuse, sur fond de militantisme noir revanchard qui va décourager les blancs propriétaires des studios, des compagnies et des droits, sur fond de procès, d'histoires d'argent, de rachats...jusqu'à ce 12 janvier 1976, quand Stax est déclaré en faillite.
Et la Soul dans tout ça ?
Est-il vrai qu'elle n'a pu "gagner sa respectabilité auprès du public blanc qu'après avoir perdu sa popularité auprès du public noir ?"
En partie, mais les braises rougeoient encore et ce livre entretient l'espoir.
Avec une plume remarquable, Pete
Guralnick met en forme ces heures d'entretiens et de recherches pour nous entraîner dans un grand roman des "hommes et des femmes qui ont changé l'histoire de la musique populaire et qui ont participé au grand bouleversement des mentalités raciales et sociales".
Une somme destinée en priorité aux amateurs de Soul, mais où tout amoureux de la musique peut trouver son compte (sous réserve d'un peu de patience devant l'accumulation de détails, de noms, qui peuvent lasser parfois).
En fin d'ouvrage, se trouvent une bibliographie et une discographie, tout aussi indispensables que le reste.