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Petra Jaeger (Éditeur scientifique)Pascal David (Traducteur)
EAN : 9782070703180
168 pages
Gallimard (21/11/1985)
4.4/5   5 notes
Résumé :

Ce cours fut professé en 1941, à la suite de plusieurs semestres consacrés à la pensée de Nietzsche, et édité à titre posthume en 1981. Il se situe sur le chemin frayé pour la première fois en 1927 par Etre et Temps, et en reprend à sa façon la question : celle du sens de l'être. C'est vers cette question que le lecteur est couvi à s'acheminer, " sans qu'aucune connaissance prélimi... >Voir plus
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Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
b) Le dire de l’être advient dans des correspondances :
la première phrase pense l’être comme τό χρεών
en correspondant au commencement comme triple injonction

Dans la première phrase, il est question de γένεσις et de φθορά ; d’ordinaire, on traduit ces mots par « naissance » et « déclin » (« perdition », chez Nietzsche). « Naissance » et « déclin » désignent le cours variable de toutes choses. Nous voulons dire par là que la « naissance » et le « déclin », où se profile le « mouvement » des choses, seraient en eux-mêmes des « processus » évidents, vu qu’ils sont les « événements » les plus familiers. Qui ne les connaît, cette « naissance » et ce « déclin » ? Et qui ignore que, toujours et partout, il y a « naissance » et il y a « déclin » ? La façon dont les choses particulières naissent, et les causes qui font que toujours elles déclinent, peuvent bien demeurer, elles, mystérieuses et inexplorées à différents égards, mais la naissance et le déclin, c’est là un état de choses qui fait partie de notre « vécu », comme on dit aujourd’hui, et cela dans les secteurs les plus divers du réel.
Et pourtant, qu’est-ce que cela signifie : « naissance » et « déclin » ? Et avant tout : que signifient γένεσις et φθορά ? Comment penser de façon grecque ce que l’on a tôt fait de nommer « naissance » et « déclin », ou encore « génération » et « corruption » ? Notre traduction doit donner une indication. γένεσις : provenance (Hervorgang) ; φθορά : partance (Entgängnis* [18]). Ce dernier mot — Entgängnis, partance, plutôt que Vergehen, déclin — dit plus clairement qu’il s’agit d’une échappée, d’un départ, par opposition à une provenance. Le « weg » (en s’en allant) et le « hervor » (en s’approchant) demandent que soit indiqué de plus près depuis où , en le quittant, il y a mouvement de sortie, et en direction de quoi , en s’y produisant, il y a mouvement de provenance ; ils demandent qu’ainsi soit précisé ce que sont ces deux mouvements. Si nous pensons de façon grecque, c’est-à-dire initiale, il nous faut absolument penser conjointement, dans la provenance et la partance, ce « vers quoi » la provenance est provenance comme ce « à partir de quoi » la partance est partance.
Or la parole d’Anaximandre ne parle pas dans le vague de γένεσις et de φθορά, mais les conçoit comme ce qui έστιν τοί ούντι, comme propres à ce qui entre, pour un temps, en présence. τά όντα, ce ne sont pas « les choses », mais tout étant. Si, cependant, nous traduisons τοί ούντι non par « à l’étant », mais par « à ce qui entre pour un temps en présence » (dem jeweilig Anwesenden), c’est pour nommer ce par quoi se caractérise, pour toute pensée grecque (et notamment pour la pensée inaugurale), ce que nous nommons, nous, « l’étant ». Pensé de façon grecque, l’étant est le pré sent (das Anwesende). C’est à partir de cette pré sence que l’étant provient, c’est hors d’elle qu’il s’en va.

(Nous le savons pertinemment, lorsque nous avons à tout propos le mot d’étant à la bouche, mais que l’on nous demande à brûle-pourpoint ce que signifie « être » de l’étant, et nous voilà désemparés. à moins que l’on ne se mette alors à fournir les « explications » les plus diverses, ce qui ne fait qu’attester à quel point l’être et son essence nous égarent dans l’inessentiel. [105] Notre temps avide de faits regardera-t-il jamais en face, et avec les égards qui lui sont dus, le fait de l’égarement de l’être, à supposer qu’il le veuille, et même, tout simplement, qu’il le puisse ? Les Grecs, à l’origine, pensent autrement, parce que plus résolument et plus simplement.)

Le mot grec pour l’étant est employé ici au pluriel, ce qui revient à nommer doublement : et l’étant dans son ensemble, et tel étant singulier qui, à tel moment, fait partie de cet ensemble. Ce n’est pas de l’étant, pourtant, qu’il est question, mais du fait que « provenir » lui est propre, et que la partance en provient. Il est donc question de ce qui revient en propre à l’étant, et c’est là l’ être de l’étant.
Cependant, « provenir » et « s’en aller » désignent bien le changement et la mutation, donc le « devenir », par conséquent, cette parole montre bien que, très tôt déjà, les Grecs auraient pensé l’« être » comme « devenir ». Les Grecs auraient conçu l’« être » comme « devenir » ? On trouve dans cette pensée des abîmes de profondeur. Peut-être cependant n’est-elle qu’une non-pensée dans laquelle on se réfugie pour n’avoir à repenser ni l’« être » ni le « devenir ». Mais surtout : les Grecs seraient bien éloignés de cette prétendue profondeur, et cela malgré Nietzsche, qui, avec son opposition creuse de l’être et du devenir, s’est rendu impossible la saisie de la pensée grecque. Dans la métaphysique qui est celle de Nietzsche, en revanche, ces concepts d’ être et de devenir ont bel et bien une signification nettement délimitée et essentielle. Mais il faut se garder de confondre pêle-mêle tant le concept nietzschéen du « devenir » et de l’« être » que les concepts hégéliens du « devenir » et de l’« être » avec la γένεσις telle qu’elle fut initialement pensée.
La γένεσις est nommée, et le fait qu’elle est propre à ce qui entre, pour un temps, en présence. Mais cela n’est dit qu’en outre, ce n’est pas ce sur quoi porte proprement l’accent de la phrase. Car elle commence par έζ ών δέ ή γένεσις έστι τοί ούντι, « ce à partir de quoi la provenance est pour ce qui, chaque fois, entre en présence en entier ». Il n’est pas question de l’étant, ni même de l’être de l’étant ; ce qui est dit, c’est ce à partir de quoi il y a provenance. Mais cela, la parole d’Anaximandre ne veut pas le dire non plus au sens où il s’agirait de fixer l’« origine » de l’étant, comprise par exemple comme la glaise originelle à partir de laquelle toutes choses seraient faites. C’est plutôt de 1’« origine » de l’être qu’il y est question. Mais comment cette parole le dit-elle ? Où est le « centre de gravité » de la première phrase ?
Tout se ramène à dire cette seule et unique chose : ce à partir de quoi à tout ce qui en son temps entre en présence sied la provenance, c’est le Même que ce vers quoi, en retour, la partance γινεσται, c’est-à-dire vient à être, provient. Si nous reconnaissons une seule fois ce qui se dit ici, à savoir : ce à partir de quoi se déploie la provenance n’est autre que cela vers où la partance se déploie — alors il ne subsiste plus aucune difficulté à lire en tin ce ταύτα, à la différence de l’interprétation qu’on en a donnée jusqu’ici, comme un ταύτά. C’est seulement ainsi que le texte correspond à ce que veut dire, ici, la parole d’Anaximandre.
Ce ταύτα ταύτά, « ceci », au sens de ταύτά, « le Même », nomme ce vers quoi s’oriente, et ce en direction de quoi pense toute la pensée initiale : la mêmeté de ce qui pour le surgissement est prendre issue de..., et, pour l’évanescence, faire entrée dans... Mais tout cela ne reste-t-il pas dans le vague ? Qu’est-ce donc que ce Même ?
La parole d’Anaximandre nous donne la réponse claire : κατά τό χρεών — surgir à partir du Même et aller se perdre dans le Même sont en correspondance avec la nécessité, c’est ce à quoi correspondent tout surgir et tout « aller se perdre » lorsque, provenant du Même, ils aboutissent au Même. ταύτά, le Même, c’est τό χρεών, la nécessité impérieuse. Quelle nécessité, alors, quel type de nécessité est ici en vigueur ? Car τό χρεών ne vise pas n’importe quelle nécessité, pas plus que la nécessité au sein d’un domaine ontique particulier d’effets. Réponse : τό χρεών est dit simplement à partir du savoir de l’être de l’étant en son entier, plus précisément : en sachant cela à partir de quoi l’être de l’étant prend issue et à quoi il fait retour. τό χρεών — l’impérieuse Nécessité (Not) — ne saurait dès lors être élucidé par référence à une quelconque nécessité (Notwendigkeit) — en pensant par exemple à une loi de cause à effet qui ne souffre pas d’exception (tel le principe de causalité), ou en faisant de la nécessité mentionnée ici celle du « destin », comme si cela pouvait tenir lieu d’explication. Même s’il était légitime d’évoquer ici le destin — ce qui, en l’occurrence, n’est nullement le cas — ce terme de « destin » ne serait à son tour qu’une énigme de plus ; le recours au « destin » revient souvent à avouer, avec une loyauté qui a tôt fait de virer à son contraire, que nous touchons aux limites de notre savoir.
Pour déterminer ce que signifie τό χρεών, il nous faut uniquement nous en tenir à la parole d’Anaximandre ; mais c’est seulement à partir d’une compréhension de cette parole en son unité que nous serons à même de penser dans la direction vers laquelle elle fait signe.

*
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b) l’injonction (άρχή) est empêchement (άπειρον)

De quelle nature est alors l’άρχή ? C’est ce que dit la parole d’Anaximandre : τό άπειρον qu’on traduit (c’est-à-dire inévitablement « interprète ») par « l’illimité », « l’infini ». Cette traduction est correcte. Seulement, elle ne dit rien. Il convient de penser à nouveau ici dans l’orbe de ce qui est dit ici uniquement : ce qui est injonction quant au présent, dans la mesure où il déploie sa présence, et tel qu’il la déploie. τό άπειρον, la résistance opposée à toutes les limites, se rapporte seulement au déploiement du présent, et s’y rapporte en tant qu’ άρχή, c’est-à-dire, comme nous le savons maintenant, d’une triple façon : comme issue, comme prédominance, et comme ouverture d’un domaine. L’άρχή concerne l’être, et ce d’une façon si essentielle qu’elle constitue, en tant que telle, l’être même.
Mais Anaximandre parle pourtant de l’άρχή τών όντων, de l’άρχή du présent. Assurément. Mais il ressort de la première parole citée que, si elle parle bien du présent, elle n’en demande pas moins à partir d’où et vers où, en retour, le présent déploie sa présence. L’άρχή concerne l’être. C’est pourquoi l’άπειρον ne peut être pensé comme un étant.
C’est pourtant bien ainsi qu’on l’interprète, en le comprenant comme être illimité au sens d’un élément universel. Il faudrait par conséquent se représenter le monde comme une bouillie encore indistincte, non seulement d’une composition indéterminée, mais encore, en même temps, sans limites, et par conséquent inépuisable. C’est là oublier que nous devons penser la parole d’un penseur, surtout celle d’un penseur du commencement, et non prendre connaissance des vues d’un chimiste raté et « primitif ». C’est là ne pas s’aviser du fait qu’il est question d’injonction quant à l’être. Mais c’est là surtout négliger de méditer que tous les penseurs qu’ont eus les Grecs ont éprouvé et conçu l’être de l’étant comme présence du présent, et ne pas discerner encore que — et comment — cette interprétation de l’être constitue le point de départ obligé pour pressentir, en son essence, ce que nous nommons « art grec », qu’il s’agisse des oeuvres de la parole ou de celles de la statuaire.
τό άπειρον est l’άρχή de l’être. τό άπειρον est l’empêchement de la limitation, il se rapporte, exclusivement, à l’être, ce qui signifie, entendu d’une oreille grecque, à la présence.
Mais comment aborder ce rapport essentiel ? S’il n’était que le contenu d’une doctrine disparue depuis longtemps, il nous faudrait renoncer à tout espoir d’en savoir quelque chose. Mais dans la parole d’Anaximandre, c’est l’être même qui est dit, et lui, l’être, nous demeure le trop proche, auquel tout étant le cède en proximité. Le comble du dépaysement doit donc bien ménager un signe d’intelligence avec ce qui nous est familier, et faire signe dans cette direction.
L’injonction joint le présent à l’issue, à la prédominance et à l’étendue d’un domaine. L’injonction enjoint ce que nous nommons et avons d’emblée nommé l’étant à rejoindre l’être dans lequel seulement il est étant. L’injonction est l’être-même, et l’injonction est άπειρον, empêchement de la limite. L’injonction est empêchement.

Voilà qui sonne de façon fort étrange, et presque impensable. Mais il nous faut enfin nous arrêter, sans idée préconçue, auprès de cette étrangeté. La formulation elle-même nous confronte déjà, à vrai dire, à cette étrangeté : la première parole qui porte sur l’être contient un dire qui dédit : ά-πειρον. C’est là ce que la grammaire appelle un a-privatif, l’« ά » qui permet d’exprimer le fait de « dépouiller », d’ôter, de faire défaut, le manque. Mais défions-nous de la grammaire, et tenons-nous-en à la chose même.
Si elle est l’ά-πειρον, l’άρχή, l’injonction est elle-même caractérisée par l’ά « privatif ». Mais l’injonction ne saurait manifestement, en aucun cas, être ce qui manque, ce qui est « sans », ά, peut bien se comprendre, grammaticalement, comme l’expression de la « privation », mais quant à la chose-même et à son essence, il convient de déterminer chaque fois expressément la nature, la modalité et la possibilité de cette évacuation et de ce « ne pas ». Il se pourrait que ce « non » n’ait pas le moindre caractère « négatif ». Il se pourrait que nous comprenions le négatif — depuis fort longtemps — de façon par trop négative. La conviction que la pensée doit faire preuve, ici, de soins diligents sera peut-être renforcée par l’indication suivante : au commencement de la pensée occidentale, non seulement le premier mot pour l’être, mais encore le mot décisif pour la vérité a, justement, ce caractère « négatif » : vérité se dit άλήθεια que nous traduisons de façon assez gauche par « Unverborgenheit », « ouverture sans retrait », sans avoir fourni, ce faisant, le moindre point d’appui pour le domaine essentiel dans lequel ladite « vérité » reste à penser. Et si nous nous engageons encore plus initialement dans le commencement, une question se pose : n’y a-t-il pas un rapport initial entre l’essence privative de l’être comme άπειρον et l’essence privative de la vérité comme άλήθεια ? Une unité d’essence encore inexplorée de l’être lui-même et de la vérité ne s’annonce-t-elle pas ici ?

L’ά, dans ά-πειρον, a le caractère de l’άρχή, c’est-à-dire d’une injonction, et ce eu égard exclusivement à l’être, à l’entrée en présence. L’ά se rapporte à la limite, à la délimitation et à l’il-limitation. Mais quel rapport y a-t-il entre la venue à la présence et la limite ? Dans quelle mesure y a-t-il dans la venue à la présence un rapport étroit à la limite et à la délimitation ?
Dans le déploiement de la présence, ce qui vient à la présence se détermine comme tel. Par la présence, le présent prend consistance et devient quelque chose de persistant. La présence du persistant comporte un rapport à la persistance, elle a trait à cette persistance. Vue ainsi, la persistance n’atteint manifestement son essence que dans la stabilité, dans la perpétuation d’une constance consistante. Cette constance dans la durée serait donc, et elle seule, ce qui délimiterait l’essence de la venue à la présence, et de telle sorte que cet affermissement dans la constance serait la limitation appartenant à la présence. L’entrée en présence ne serait alors définitive, en son essence, qu’en vertu du caractère définitif de la constance.
Cependant, il reste à savoir si, et comment, la consistance et la constance correspondent à l’essence de la présence. Cette question ne peut recevoir de réponse qu’à partir de ce qui enjoint en tant qu’essence de la présence et s’appelle dès lors injonction : άρχή τών όντων τό άπειρον : l’injonction est pour le présent ce qui empêche la limite. L’être est présence, mais non nécessairement persistance au sens de la crispation sur la constance. Mais toute présence n’est-elle pas à sa plénitude dans la cons(is)tance la plus grande possible ? L’étant n’est-il pas d’autant plus étant qu’il est plus constant et plus durable ? N’est-ce pas dans la durabilité la plus grande possible que réside la plus sûre garantie de l’étant comme tel ? Certes — certes, au sens de la certitude dans laquelle nous autres, aujourd’hui, croyons savoir l’être de l’étant. Cette certitude est porteuse d’une vérité sur l’étant qui remonte même jusqu’aux penseurs grecs : la constance et la consistance, le άει, la permanence sont la marque la plus éminente de l’όν, de ce qui entre en présence. Mais la parole inaugurale άρχή τών όντων τό άπειρον dit, elle, autre chose. Il ne nous reste qu’à nous unir par la pensée à cette sentence, à supposer que nous ayons à coeur d’être attentifs à sa parole, et non à notre propre opinion.
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L’AUTORITÉ DES TRADUCTIONS DE NIETZSCHE ET DE DIELS
POUR LES INTERPRÉTATIONS DE CETTE PAROLE QUI ONT COURS AUJOURD’HUI

Nous allons citer deux autres traductions dans le seul but de rendre plus explicite, c’est-à-dire d’accentuer, le caractère dépaysant de notre transposition. Elles doivent permettre une comparaison et offrir ainsi quelque occasion de méditer à ceux qui ne possèdent pas la langue grecque et, avant tout, ne sont pas au fait de la nature de la pensée initiale. Dans cette intention, nous n’allons pas citer n’importe quelles traductions, mais deux traductions bien précises, chacune ayant, à sa façon, valeur de témoignage, même si toutes deux concordent sur l’essentiel, fait qui a, pareillement, sa signification propre.
La première des traductions que nous allons citer est de Nietzsche, et se trouve dans le manuscrit, achevé en 1873, d’un ouvrage intitulé : La Philosophie à l’époque tragique des Grecs. Durant le semestre d’hiver 1869/70, Nietzsche avait fait un cours, à Bâle, sur Les Philosophes préplatoniciens, avec interprétation de fragments choisis. Nietzsche n’a jamais publié ce manuscrit, achevé en 1873, qui ne l’a été que trente ans plus tard, trois ans après sa mort [16].

La traduction de Nietzsche est la suivante :

« Là d’où les choses ont leur naissance, là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon [98] l’ordre du temps. »
Durant cette même année 1903 où l’ouvrage de Nietzsche fut connu pour la première fois, parut le premier recueil des Fragments des présocratiques élaboré selon les méthodes de la « philologie classique » moderne, édité par Hermann Diels. (Cette édition, augmentée depuis, contient les textes de référence des fragments de la pensée préplatonicienne.)
Diels traduit la parole d’Anaximandre de la façon suivante :

« Or, de là où les choses s’engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité, car elles se paient les unes aux autres châtiment et expiation pour leur impudence, selon le temps fixé [17]. »
Ces deux traductions sont restées déterminantes pour les interprétations qui ont cours aujourd’hui. Mentionnons brièvement leur spécificité, parce que c’est là la meilleure façon de reconnaître à quel point l’interprétation prétendument scientifique a, dès son premier pas, perdu tout sens critique et érigé la non-pensée en principe. Selon la « première partie », il est question de naissance et de déclin des choses, c’est-à-dire du monde, autrement dit, du cosmos . Selon la façon de penser devenue aujourd’hui habituelle, ce sont là des considérations « physiques ».

(Nous avons eu l’occasion de voir, précédemment, comment la physique contemporaine s’efforce de prouver la liberté comme fait « physico-scientifique », c’est-à-dire « physique ».) Dans la seconde partie de la parole d’Anaximandre, il est question de « châtiment » et d’« expiation », d’« impudence » et d’« injustice », et par conséquent, d’après les représentations d’aujourd’hui, de questions « juridiques » et « éthiques », « morales » et « immorales ». Dès lors, une chose est claire pour le bon sens d’aujourd’hui : cette parole énonce une « loi physique du monde » sous forme de représentations éthiques et juridiques. Et comme, visiblement, toute cette parole veut expliquer la réalité à partir d’une cause ultime, représentation que l’on peut concevoir comme « religieuse » en nommant « théologique » l’énoncé qui y correspond, il n’est pas jusqu’au moment théologico-religieux qui n’y soit, lui aussi, représenté. Ainsi, nous pouvons lire dans la conclusion d’un essai sur Anaximandre qui date de 1940 :

« À partir de l’unité d’une grande pensée religieuse, éthique, rationnelle et physique naît la première grande élaboration (Gedankenbau) philosophique, l’oeuvre du Milésien Anaximandre. »
Nous ne passerons pas notre temps à réfuter une absurdité aussi « grande ». Cette absurdité éclate au grand jour et ne mérite même pas que l’on se donne la peine de la réfuter si l’on songe que : premièrement, il n’y avait alors aucune physique, et par conséquent aucune pensée physique non plus, aucune éthique, et par conséquent aucune pensée éthique non plus, aucun rationalisme, et par conséquent aucune pensée rationnelle non plus, aucune jurisprudence, et par conséquent aucune pensée juridique non plus ; c’est pourquoi la parole d’Anaximandre ne contient pas même une « philosophie » et, pour cette raison, pas d’« élaboration philosophique » non plus ; en second lieu, cette parole parle à partir de l’unité originelle d’une pensée initiale en ce qu’elle a d’unique. Cette unité ne renferme pas les distinctions qui lui sont postérieures, et elle n’est pas non plus leur anticipation en attente de son déploiement, mais quelque chose de propre.
Ce n’est pas que nous voulions imputer à l’auteur de l’essai cité les résultats de la recherche : qu’il nous suffise d’indiquer avec quelle incurie de pensée on se lance dans des interprétations basées sur des représentations empruntées à la physique, à l’éthique, à la jurisprudence et à la théologie, sans jamais se demander si l’orientation que fournissent ces représentations a, en l’occurrence, un sens, pour ne rien dire de sa légitimité. Lorsque, en revanche, on tente d’élucider les pensées d’un penseur à l’aide d’une méditation approfondie de ses interrogations, et qu’à cette occasion on a recours à des concepts qui dépassent la saine jugeote d’un philologue, quelle épouvante ne suscitent pas, alors, les constructions philosophiques et leur arbitraire ! Notons en passant, afin d’écarter les malentendus les plus grossiers, que la philosophie n’a pas à se croire plus avisée que la philologie. Cela ne revient pas non plus à dire que la philologie « ne vaudrait rien » ; ces indications invitent uniquement à méditer ceci :
Une parole comme celle d’Anaximandre exige de nous, tout d’abord, que nous fassions abstraction de toutes connaissance et interprétation du monde courantes pour nous. Mais renoncer à faire intervenir des « représentations » physiques, éthiques, juridiques, théologiques et « philosophiques », c’est là seulement négatif. Autre chose est requis tout d’abord : l’écoute, en toute simplicité, de ce dont, là, il est dit quelque chose. Le drame à bien des égards irréparable de tous les interprètes, et notamment de ceux qui en font « commerce », c’est peut-être qu’ils refusent d’emblée de se laisser dire quoi que ce soit par ce qu’ils interprètent, et préfèrent jouer les plus malins. Or, eu égard aux commencements de la pensée occidentale, ce danger est particulièrement grand. Car un homme honnêtement cultivé du XIXe ou du XXe siècle en vient facilement à penser que, par rapport au savoir élaboré qu’il a acquis, ces commencements de la pensée ont dû être bien rudimentaires, ou, comme on dit encore, « primitifs ». Les tard-venus ne sont pas moins imbus de leur étrange supériorité s’ils ajoutent aussitôt que cette pensée initiale représente une « remarquable » « performance ». La distribution d’éloges de ce genre aux penseurs antiques révèle toute la prétention des tard-venus. Il est difficile, voire impossible, pour la plupart, de se libérer du climat de cette outrecuidance avouée, et d’autant plus difficile que cette outrecuidance est moins claironnée. Cela ne peut réussir, parfois, que si nous nous efforçons au préalable de méditer peu ou prou ce qui est peut-être dit dans la parole à interpréter. Comme tout dépend de cette méditation, les réflexions préliminaires sur l’être et sur la distinction de l’étant et de l’être sont toujours plus essentielles que la connaissance des résultats de la recherche philologique.
Cela dit, cette méditation ne doit pas nous amener à nous fourvoyer en nous imaginant que ces réflexions préliminaires nous fournissent une clef qui, correctement tournée dans la serrure, nous ouvrirait les portes de la vérité de cette parole.
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LES INTENTIONS OPPOSÉES DE LA TRANSMISSION PHILOLOGIQUE
ET DE LA TRADITION PHILOSOPHIQUE

Le premier commencement de la pensée occidentale nous a transmis une parole que nous voulons d’abord commencer par écouter. Cette parole est du penseur grec Anaximandre, qui a vécu entre 610 et 540 environ.
Cette parole dit :


La traduction que nous en proposons, qui, en tant que telle, est inévitablement, déjà, une interprétation, se présente sous une forme qui insère quelques mots explicatifs en plus de l’exacte restitution « littérale ». Nous traduisons ainsi :

« D’où et en sortant de quoi, pourtant, la venue à être est pour ce qui chaque fois entre en présence, là aussi la sortie de l’être en cela (en tant que dans le même) se produit, conformément à la nécessité ; il donne en effet, chaque étant, lui-même (de par soi-même), ajointement, et aussi estime (reconnaissance) laisse l’un à l’autre, (tout cela) de par l’assomption du désajointement, conformément à l’assignation du temporel par le temps. »
Nous accordons ici plus d’importance au fait que cette parole ait été transmise jusqu’à nous qu’aux questions sur les conditions de sa transmission, et sur les arguments à l’appui de la leçon établie car cette transmission, la parole d’Anaximandre la doit au premier chef au poids dont pèse sa vérité propre.
Nous nous soucions d’abord de la vérité de cette parole, c’est-à-dire de la vérité de ce qui y prend la parole. Nous méditons tout d’abord l’essence de ce qui s’y trouve dit. Procédant ainsi, nous passons outre, sciemment, aux exigences de la science historico-philologique, et nous concédons que nous encourons ainsi le reproche de non-scientificité car la « science » ne peut exiger qu’une démarche aux antipodes de celle adoptée ici, une démarche que la « philologie » est le mieux placée pour caractériser, lorsqu’elle fournit, par exemple, l’explication suivante :

« La restitution précise et la claire compréhension du texte original, dans les documents lacunaires qui nous sont parvenus, est le présupposé et le point de départ de toute investigation visant à esquisser, en ses grandes lignes, la philosophie d’Anaximandre [15]. »
Face à cette explication apparemment lumineuse et absolument irréprochable, contentons-nous pour l’instant des remarques suivantes : d’une part, nous n’avons pas la prétention d’esquisser « les grandes lignes de la philosophie d’Anaximandre », pour la bonne raison que « les grandes lignes d’une philosophie », cela peut bien avoir du sens chez un professeur de philosophie du XIXe ou du XXe siècle, mais relève de la pure ineptie s’il s’agit d’un penseur du commencement d’autre part, nous laissons à quiconque sait réfléchir posément le soin de se demander si la « claire compréhension du texte original », « point de départ » de l’esquisse d’une « philosophie », peut être acquise autrement qu’à travers une claire compréhension de ce que les mots veulent dire.
Avec ces deux remarques, nous affichons toutefois la prétention d’être « plus philologique » que cette mouture irréfléchie de « philologie scientifique ». « Plus philologique », cela signifie en l’occurrence : plus au fait des conditions internes essentielles de toute interprétation historique, qui reste nulle et non avenue si elle n’est pas foncièrement et résolument en rapport avec l’histoire, faute de quoi toute exactitude philologique n’est que pur amusement.
La transposition proposée est peut-être déjà à même de donner une idée du pouvoir illimité de dépaysement qu’a cette parole. Cette transposition ne vise nullement à nous rendre cette parole « plus proche », si cela doit signifier : la faire passer en douce dans la zone des évidences courantes. Bien au contraire : la transposition doit repousser cette parole loin de nous dans l’étrange et le dépaysant, et l’y laisser ; car même l’interprétation que nous allons en risquer ne se soucie nullement de nous la rendre accessible, de l’ajuster à nos mesures nous voulons au contraire nous éprouver, nous, comme les exclus de cette parole, comme ceux qui sont éloignés et même infiniment loin de ce qu’elle dit comme de ce qui, sur le mode de cet éloignement, est.
Mais « éloignés » ne signifie pourtant pas : sans aucun rapport. Au contraire : il est un lointain qui rapproche davantage que toute la familiarité irrespectueuse qui caractérise la science historique, pour ne rien dire de l’histoire « mise au goût du jour ».
Il convient tout d’abord de repousser toute tentative visant à mettre cette parole inaugurale de plain-pied avec nous, d’éveiller la capacité de voir que l’érudition et le « progrès » ultérieurs ne font que rapetisser de plus en plus l’initial, qu’ils se sentent à l’aise dans la petitesse, et ainsi demeurent eux-mêmes petits face au secret effroi qu’inspire la stature de l’initial.
Des époques qui ne voient dans l’histoire que du passé, et n’ont de cesse de rabaisser ce passé à n’être qu’un préliminaire naturellement insuffisant aux résultats atteints par le présent, ne sont pas encore, c’est-à-dire ne sont jamais mûres pour l’essence de l’histoire : condamnées à la science historique, elles ne s’occupent constamment, de ce fait, que des changements de « conception de l’histoire », tout en tenant ces occupations pour des « actes » « politiques ». Actes d’autant plus héroïques, sans doute, que, tout en s’adossant au travail de recherche qui les a précédés, ils le traînent dans la boue.
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DIGRESSION : APERCU DONNÉ SUR τό χρεών
À L’AIDE D’UNE AUTRE PAROLE D’ANAXIMANDRE

a) L’unité trinitaire de l’injonction (άρχή)

Toutefois, nous allons interrompre provisoirement l’interprétation de la parole d’Anaximandre, et nous en tenir à l’autre brève parole qui nous a été transmise de ce penseur :


« L’injonction, pour le présent, est empêchement des limites. »
(À maintenir de façon plus univoque encore : l’injonction comme empêchement de la limite ; cet enjoindre lui-même comme déploiement de la déclosion propre à l’apérité, comme ce qui séjourne pour un temps — comme jour (Weile).

Le caractère inaugural de l’être s’oppose à la constance.
Car c’est précisément ce caractère inaugural qui se retire alors de l’inauguré.)

Le mot grec άρχή (arkhè) n’a pas encore ici son acception ultérieure de principium et de « principe ». Mais le mot lui-même est ancien, et il reçoit pour les Grecs plusieurs [108] acceptions qu’il nous faut mentionner sans plus tarder [19]. άρχή est ce à partir de quoi quelque chose est issu. Si nous pensons l’ άρχή simplement ainsi, ce terme désigne le début, là où a lieu le début d’un déroulement, d’une consécution. Il est alors dans la nature du début d’être justement délaissé au cours de la progression. Le début est là pour être aussitôt abandonné et négligé. Le début est toujours ce que l’on dépasse et outrepasse, ce qui est laissé en arrière dans l’empressement qui va de l’avant. En pensant l’άρχή de cette façon, comme « début », nous renonçons d’emblée à sa teneur essentielle.
L’άρχή est bien ce d’où quelque chose est issu ; mais ce dont quelque chose provient garde, dans le mouvement même de cette provenance, la détermination de la venue, et donne sa tonalité à ce vers quoi le surgissement s’oriente. L’άρχή est ce qui fraye la voie à la nature et au domaine du surgissement. Frayant la voie, l’άρχή prend ainsi les devants, et cependant elle demeure, en tant qu’inaugurale, en arrière et auprès d’elle-même. L’άρχή n’est pas le début laissé en arrière. L’άρχή libère le surgissement et ce qui surgit, mais de telle sorte que ce qu’elle a délivré demeure dès lors détenu dans l’άρχή comme injonction. L’άρχή est l’issue qui enjoint. D’où l’on peut déjà conclure que ce à partir de quoi (έζ ών) le surgissement provient demeure le Même, vers quoi en retour s’en va ce qui va se perdre.

Mais c’est encore trop peu dire, car l’άρχή est aussi injonction qui dispose de l’entre-deux entre surgissement et évanouissement. Ce qui signifie : l’άρχή conjoint précisément cet entre-deux, ce qui n’est plus tout à fait surgissement et n’est pas encore tout à fait évanouissement, mais transition de l’un à l’autre. La transition est le véritable surgissement, et pour ainsi dire sa culmination. L’άρχή règne sur la transition, et tout du long. Elle est en elle-même l’issue qui partout prévaut, qui inclut tout en son injonction et, par cette inclusion, détermine un domaine ; en déterminant un domaine (Bereich), l’άρχή ouvre quelque chose de tel que l’étendue d’une région* [20] (Be-reich). Comme, dans l’essence de l’άρχή, issue et prédominance s’entre-appartiennent, un troisième moment s’y est d’emblée établi, non certes à titre de conséquence, mais comme moment essentiellement co-originaire : le caractère régional, recteur de l’άρχή, ce dont on peut prendre la mesure, ce qui est mesuré en toute son étendue. En parlant ici de « mesurer », nous ne songeons pas à une délimitation quantitative, mais à ce qu’a d’ouvrant et de recteur le fait, pour l’injonction, de s’étendre au loin. Le pouvoir partout prédominant de l’issue implique une telle régie. Verfügung, injonction, tel serait peut-être le mot le plus approprié pour άρχή, si nous gardons en tète le triple caractère de l’injonction comme :
1. Issue prédominante du surgissement et de l’évanouissement
2. Détermination dominante de la transition entre surgissement et évanouissement
3. Maintien de l’ouverture du domaine que domine l’issue.
Comprise dans toute son ampleur, l’άρχή comprend donc l’unité trinitaire : issue, prédominance et régie . Ces indications ne visent qu’à faire signe vers une άρχή pensée, autant que faire se peut, dans toute son amplitude ; elles visent à empêcher l’identification arbitraire de l’άρχή au concept philosophique ultérieur de « principe ». Dans l’initial ne règne pas l’indigence de quelque rapport conçu unilatéralement et à moitié, mais bien la richesse intacte de tous les rapports. Cependant, rien ne nous autorise à penser pour autant que tout s’y liquéfie dans l’indéterminé, car c’est partout, en même temps, le règne de l’unique, vers lequel convergent méditation et questionnement.
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POÉSIE-PENSÉE – La Philosophie face à la Poésie selon HEIDEGGER (France Culture, 1964) Un extrait d’un hommage radiophonique au philosophe, par René Farabet, diffusé le 25 septembre 1964 sur France Culture. Interventions : Beda Allemann, Michel Deguy et René Char. Lecteurs : Henri Rollan et Jean Topart. Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie sur tous les fronts.
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