La première saison m'avait déjà enthousiasmée ; la deuxième m'a achevée : je suis officiellement devenue –comme beaucoup- une groupie de Sarah Lund. Je suis tombée sur la novellisation, me suis saisie du livre comme d'une madeleine, ah ! me replonger dans "
The Killing" en sachant ce que je sais, pour mieux savourer la montée vers la catastrophe… Oui, autant la saison I tenait de
Shakespeare, autant la saison II résonne comme une pièce racinienne : politique, passion et fatalité, sortez vos mouchoirs – ça va mal finir, évidemment. Mais bon : on ne va pas voir « Bérénice » pour le suspens. Vivre, c'est souffrir ; on peut toujours se battre pour le Beau, le Bien et la Justice, mais les Dieux ricanent et plus dure sera la chute.
Ah mais zut, ce n'est malheureusement pas à Racine que le scénariste de la série a confié son héroïne mais à un honnête tâcheron bas du front et le résultat est un désastre.
Je crois comprendre ce que
David Hewson a voulu faire : rendre l'histoire plus logique et plus crédible. Mais si, au lieu de considérer les invraisemblances comme autant de facilités scénaristiques, on les envisageait comme révélatrices de vérités plus profondes ? Parce qu'on aime cette série pour son humanité, pour son héroïne borderline et parce que cette saison II parle d'amour, et que c'est bouleversant.
Jusqu'à la fin de l'épisode 6, on a un whodunit bien ficelé, une course contre la montre avec un assassin retors qui a toujours un coup d'avance. Lund a un nouvel équipier (le précédent est mort en partie par sa faute) qui la dragouille gentiment, ce qui n'a pas l'air de lui déplaire. Mais les premières images de l'épisode 7 sont dévastatrices : l'assassin a l'occasion de se débarrasser de Lund, il amorce son pistolet… et renonce. le spectateur (et surtout la spectatrice, soyons honnête) s'effondre : qui a bien pu laisser la vie sauve à Lund sinon Strange, son sentimental équipier ? le gentil dragueur a donc son Mister Hyde : un abominable trucideur.
Hewson trouve ce twist un peu fort de café et réaménage l'intrigue avec tout le raffinement d'un vendeur de meubles en formica dans une ferme du Poitou. Son diagnostic tient en 2 points : 1) Lund est assez émoustillée mais certainement pas amoureuse de ce type. 2) Strange est certes un méchant assassin mais aussi il a eu une enfance difficile et il est manipulé par bien pire que lui.
Oh mon dieu. Hewson est un crétin.
Tout d'abord, non seulement Lund et Strange sont amoureux mais il est évident qu'ils sont faits l'un pour l'autre et que chacun est la moitié d'orange de l'autre. On a deux scènes en miroir qui pourraient être niaises et qui miraculeusement ne le sont pas (notamment parce que ce sont parmi les seuls moments où le sang ne gicle pas) : il lui caresse le visage, elle bronche comme une collégienne affolée à sa première surprise-partie, genre « Ne me touche pas, sinon je sens bien que je vais devenir ta chose. » ; elle lui prend la main, il lui jette un regard de vénération absolue, style « C'est ma déesse et elle daigne s'intéresser à moi. » Alors, pourquoi cet élan réciproque ?
Dans la saison II, Lund sourit. Si, si. Strange lui apporte toute la légèreté dont elle, si confite en dolorisme, serait incapable sans lui. Et il lui fiche une paix royale : comme elle, il n'a pas d'horaire, passe sa vie au commissariat et jamais il ne s'oppose à ce qu'elle exhume des corps ou l'embarque en Afghanistan. Quant à elle, elle l'éclate : quand elle ment comme une arracheuse de dents pour obtenir ce qu'elle veut, il se marre et fonce avec elle tête baissée.
Ah oui, mais ça, c'est dans la série. Dans le livre, Lund ne prend jamais la main de Strange et Strange fait la leçon à Lund (« -Lund ! s'énerva Strange. »).
Et puis, évidemment, cette histoire d'amour est d'autant plus intense que les deux personnages sont le double l'un de l'autre. Strange était officier dans une unité d'élite. Il a cherché à quitter l'armée. Est reparti en mission. Il a décimé une famille entière pour confondre un taliban. Il a fait une dépression, a divorcé, ses relations avec ses enfants sont difficiles. Lund a flingué sa vie personnelle pour trouver l'assassin de Nanna Birk Larsen, ses maladresses ont provoqué le tabassage d'un innocent, deux hommes ont été tués et la famille de Nanna n'est plus qu'un champ de ruines. La saison 1 de The Killing, c'est l'Afghanistan de Lund. Et comme Strange, après avoir tenté de se terrer au loin, elle a rempilé.
Quant aux assassinats de la saison II, planifiés pour cacher la participation de Stange à un crime de guerre, ils peuvent être analysés comme des meurtres conjoints dont Lund serait objectivement la complice. Strange tue d'abord deux personnes pour faire accuser des islamistes danois. C'est Lund qui met avec brio les autres enquêteurs sur cette piste. Mais elle comprend vite que cette explication n'est pas la bonne et oriente les recherches vers un groupe de soldats. Strange renâcle, lui rappelle qu'elle est loin d'être parfaite. Elle s'obstine ; il la suit. (D'ailleurs, à partir de ce moment-là, c'est toujours elle qui sera au volant et lui passager). Il va donc devoir imaginer un nouveau coupable idéal, susceptible de satisfaire son enquêtrice préférée. ce qui nécessitera qu'il commette de nouveaux meurtres. Lund a donc eu raison de disculper le prédicateur islamiste mais c'est parce qu'elle a raison que d'autres hommes mourront.
Plus coupables qu'Oedipe cherchant à découvrir qui a bien pu tuer le roi de Thèbes avant de s'apercevoir que c'est lui-même, Strange et Lund traquent un monstre qui est tapi en eux.
Dans la version de Hewson, Strange a un grand-père collabo et Lund est une badass tout-terrain qui méprise son équipier. À la fin, elle tue le méchant qui lui-même a tué Strange.
Dans la version de Soren Sveistrup, Strange tue Lund et Lund tue Strange. C'est aussi beau que « Duel au soleil » (même si la météo est moins clémente). Elle pleure quand il tire, il sourit quand il sait qu'elle va tirer, c'est la seule fois où il l'appelle par son prénom, mais où est cette fichue boîte de kleenex, c'est pas grave, je vais finir le sopalin.
Alors oui, Hewson redresse quelques échafaudages un peu branlants. Mais au passage il supprime tout le sous-texte, tout ce qui fait l'ambiguïté et la profondeur de la série.
Un exemple entre tous. Lund est presque sûre que Strange est coupable et l'accuse, mais la hiérarchie fournit un alibi à son ancien soldat.
Version papier : « C'est quoi ton problème ? Pourquoi tu fais ça ? –Je n'ai pas dormi au retour… à cause du décalage horaire. Je ne sais pas. – On dirait que pour toi le monde entier est coupable jusqu'à preuve du contraire. […] Parfois, j'ai l'impression que tu aimes certaines choses chez moi. – C'est vrai. – Tu as une drôle de façon de le montrer. – Je sais. »
Version TV : « Tu me dis ce qui ne va pas ? – C'est peut-être le manque de sommeil, le décalage horaire. – Par moments, je sens qu'il se passe un truc, que je te plais, mais tu le montres bizarrement. – Oui. » Ah ! ce « oui » tout simple, qu'on peut interpréter comme une simple ponctuation pour clore le sujet, comme une reconnaissance à demi-mot de son manque de tact, ou comme un aveu amoureux qui entre alors directement dans le top 3 des meilleures litotes après le « Va, je ne te hais point » de Chimène (pas Badi, hein).
Alors, non, il n'y a pas que les livres dans la vie, surtout quand ils sont mauvais. Amis babeliotes, tous devant Arte. Lund a bousillé son présent saison 1, éliminé son avenir saison 2, il lui reste un dernier amour revenu du passé à anéantir saison 3. Et comme le temps fraîchit, je vais mettre un gros pull qui gratte et faire une flambée. Et je sais ce que je vais utiliser pour amorcer le feu.