Clémentine aimait profondément sa mère, sa mère qui était si parfaite, et elle aimait aussi son père, mais d’une autre manière. Elle avait compris ou cru comprendre depuis le soir de la grande dispute qu’elle n’était pas vraiment censée l’aimer ; alors elle avait décidé de l’aimer en secret, ce qui n’était pas chose facile. Souvent elle avait envie de parler de lui, parce qu’un souvenir de leur vie commune lui était revenu, parce qu’elle se demandait ce qu’il faisait, ou simplement parce qu’elle désirait prononcer le mot « papa » – et elle se l’interdisait. Elle gardait la bouche fermée, ou bien parlait d’autre chose, puis elle regardait sa mère pour s’assurer que celle-ci ne se doutait de rien – mais non, se rassurait-elle, maman ne se doutait de rien, son secret était bien gardé.
Mais Clémentine Puig ne se contentait pas de penser à son père une fois de temps en temps : chaque jour, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’étouffer, le désir lui venait de vivre à nouveau avec lui. C’était d’ailleurs moins un désir qu’une certitude : elle savait qu’un jour il reviendrait la chercher, qu’il l’emmènerait dans cette ville impossible dont elle n’arrivait jamais à retenir le nom, qu’elle vivrait avec lui et qu’elle serait heureuse.
La nuit était tombée depuis un moment, mais grâce à la lumière de la lune, Milan se repérait facilement dans le paysage de fermes et de champs qui avait été le décor de son enfance, de sa jeunesse et d’une partie de sa vie d’adulte. S’il marchait vite, ce n’était pas par impatience, mais parce que des années d’errance lui avaient fait adopter cette démarche vive, légèrement claudicante mais néanmoins efficace, dont il n’avait jamais cherché à se départir.
Son sac lui pesait tellement sur l’épaule qu’il fut tenté de l’abandonner dans un fossé.
Il éprouva un choc quand il vit la maison, mais un choc moindre que celui qu’il avait escompté. Les deux chênes situés à l’entrée de la cour avaient été abattus, mais à part ça, rien n’avait changé. Il eut un moment d’hésitation, comme si sa volonté était en train de le fuir, puis il fit coulisser le portail, pénétra dans la cour et referma derrière lui.
Il songea qu’il venait de faire le plus dur, mais ce n’était pas vrai. N’avait-il pas commis une erreur en se présentant ici le soir de Noël, sans prévenir quiconque de surcroît ?
L’acteur ne souriait plus. Il avait l’air charmé, ou stupéfait ; peut-être était-il stupéfait d’être charmé. Il retourna s’asseoir sur sa chaise. Madeleine retrouva son fauteuil. Ils fumèrent en silence.
Midi sonna au clocher de Saint-Médard. Vargas voulut entendre un autre poème. Encore Lamartine ? « Non, répondit l’acteur, quelque chose de moderne. » Madeleine lut un peu de Toulet, un peu de René-Guy Cadou, puis, quand elle eut terminé, Vargas déclara qu’il la trouvait belle. Madeleine ne répondit pas. Il l’invita à dîner et elle répondit « peut-être ». Il sourit encore, sans jouer la comédie cette fois. Depuis quand une femme ne lui avait-elle pas répondu « peut-être » ?
Le Péruvien se leva, écrivit le nom d’un restaurant sur un morceau de papier qu’il déposa sur la table basse. Madeleine se leva à son tour et le raccompagna jusqu’à la porte. Elle se forçait à ne pas sourire, mais à cet instant, elle eût tout donné pour être à ce soir. Bien sûr que son « peut-être » était un « oui » !
Alors une voix féminine s’est faite entendre, une voix qui m’a paru belle parce qu’elle criait mon nom. Je me suis retourné et j’ai reconnu l’institutrice dont j’avais croisé le regard la veille, à l’entrée du village. Cette fois elle ne m’a pas regardé : elle attendait le petit garçon, rien d’autre ne comptait pour elle. J’ai regardé moi aussi le petit qui finissait son chocolat puis descendait de son tabouret. Avant qu’il ne disparaisse, je l’ai attrapé par le bras et je lui ai tendu le dessin de la plage que je venais de détacher de mon carnet. Le garçon s’en est saisi à deux mains, avec beaucoup de soin, comme s’il s’agissait d’un document d’une valeur exceptionnelle, puis il s’en est allé, toujours sans me regarder, et je me suis retrouvé tout à fait seul.
Un peu plus tard, alors que je sortais du café, je me suis posé une question : est-ce que je me sentais coupable parce que j’étais seul, ou est-ce que j’étais seul parce que j’étais coupable de quelque chose (et si oui, de quoi) ?
Ce qui me plaisait le plus, c’était les rares moments où j’étais chez lui, après l’amour, et où je pouvais l’observer pendant qu’il allait et venait dans son appartement, mettait de l’ordre dans le salon, allait nous chercher à boire. J’avais, durant ces courts instants qui précédaient l’apparition de l’impatience, l’impression que nous menions une sorte de vie conjugale, que cet appartement était le nôtre, que nous l’occuperions pendant de longues années, jusqu’à ce que la naissance de notre premier enfant ne nous oblige à déménager dans un logement plus grand. Cette rêverie naïve, je la savourais en vérité beaucoup plus que ce à quoi elle succédait, mais dès que je devinais la moindre impatience dans les gestes de mon amant, je me rhabillais et disparaissais, car j’avais décidé de l’aimer et ne voulais surtout pas le contrarier.