Parfois, un livre nous conduit ailleurs que là où on s'y attendait, et on est très content du résultat.
Je voulais un livre très pointu sur le sujet, et je n'ai pas été déçu : c'est très probablement le plus pointu de la littérature historique sur les décès par famine de malades psychiatriques sous l'occupation. Un vrai pavé d'histoire, écrit tout petit, donc si vous voulez un truc lu vite fait en pensant à moitié à autre chose, passez votre chemin.
La surprise de taille qui s'est imposée quasiment dès l'introduction, ne s'est quasi jamais démentie ensuite, jusque dans la conclusion qui enfonce le clou, c'est que la thèse de l'auteure tord le cou à mes croyances.
Croyances basées sur pas grand-chose, il est vrai. Ce que j'en avais vaguement entendu à la télé, notamment dans un documentaire il y a déjà pas mal d'années me semble-t-il. Mais ça avait suffi pour que je me fourvoie dans une légende noire, qui s'avère je crois être la pensée dominante, comme toutes les légendes noires, par exemple celle à propos de
Robespierre.
Car autant vous le dire, Isabelle et son nom imprononçable m'a salement convaincu que non, il n'y a pas eu d'extermination programmée des malades psychiatriques pendant la guerre, ni de la part du régime de Vichy, et encore moins de la part des psychiatres qui ont même généralement tout fait pour essayer de sauver leurs malades de la famine. Ce qui n'empêche pas qu'il y ait eu 45 000 morts d'inanition dans les asiles français pendant la guerre. Ces faits sont difficiles à mettre en perspective, j'en conviens, et ce n'est pas dans cette critique que je vais expliquer comment y parvenir puisque notre Isabelle y a consacré 430 pages en petits caractères.
La seconde divine surprise de ce bouquin, c'est sa conclusion et son épilogue, qu'il ne faut surtout pas oublier en chemin si vous êtes arrivés jusque là, ce serait dommage... J'irai même jusqu'à dire que si le livre vous tombe un jour entre les mains et que vous n'avez pas dix heures à lui consacrer, vous pourriez éventuellement ne lire que ces quelques 30 pages qui valent leur pesant d'or à elles toutes seules.
L'auteure n'y est certes pas tendre avec quelques psychiatres des années 70 - 90, largement à l'origine de la thèse de "l'extermination douce", qui ont voulu jouer les apprentis sorciers en traitant le sujet avec au minimum un manque de rigueur, mais bien souvent aussi - et c'est plus grave - des intentions politiques.
Elle élargit donc la réflexion, et c'est particulièrement intéressant dans les débats de société actuels, sur la question du "devoir de mémoire", de la nécessité ou non pour un état de s'autoflageller pour sa responsabilité ou prétendue responsabilité dans certaines affaires du passé.
La dernière surprise enfin - mais en est-ce vraiment une ? - c'est la véritable raison, outre les privations qui concernaient quand même un peu tout le monde, à cette hécatombe. Cette raison se dessine lentement mais sûrement au cours du livre et des témoignages qu'il rapporte, jusqu'à devenir d'une implacable évidence : "leur destin interroge avec violence notre société sur son rapport à la folie et à ceux qui en sont atteints. L'épisode tragique de la guerre a révélé la faillite d'un mode de gestion de la maladie mentale qui consiste – sur le motif qu'il est incapable de travailler et présente des comportements violents ou dérangeants – à retrancher le fou de la communauté et à l'enfermer dans un ghetto, parfois jusqu'à la fin de ses jours. Là, [...] le malade interné perd peu à peu tout lien avec la société jusqu'à devenir transparent, invisible. C'est ce phénomène de mort sociale, qui précède parfois de plusieurs décennies la mort biologique, qui est en cause dans la famine des années d'occupation." (je cite Isabelle, elle le dit bien mieux que je ne saurai jamais le dire.)
C'est sûr que c'est tellement plus confortable, quelque part, de considérer que ce sont les méchants psychiatres qui les ont laissés crever sur l'ordre du vilain régime eugéniste de Vichy. Ça permet de s'acheter une conscience, c'est toujours ça de pris.
N'empêche, moi ça m'a fait penser aux polémiques récentes sur la gestion des EHPAD Orpea... Bizarre, non ? Ah, j'allais oublier aussi les personnes abandonnées à la mort dans certains établissements pour handicapés pendant la crise du covid (cf le témoignage de la grande reporter
Florence Aubenas).
Un livre brillant et sans concessions, pour tous ceux qui ont envie de se poser des questions qui grattent sur l'éthique de notre belle société occidentale.