Lorient – Keroman
Extrait 3
Il est trois heures. Le port s’ébroue de son silence et nippe ses néons de ses premières écailles. Sous la criée 3, les côtiers débarquent et étalent leurs caisses de poissons brillants et de langoustines excitées par le remue-ménage naissant.
Au ponton, les équipages gagnent leur bord. Les lampes des passerelles et les projecteurs de pont s’allument successivement. Les moteurs sont lancés, ronronnent et fument paresseusement. L’heure d’une nouvelle partance a sonné...
Trou sud de Groix
Route frangée d’écume. Cahots et soubresauts. Destination floue en
l’atmosphère chagrine. Le vent bouscule et égratigne. Remake de rixe.
La mort bouillonne et dispose ses hordes sur le champ de bataille fraîchement
retourné. Prémices de sévère baston. Combien d’implacables dépressions se
cachent derrière la face pâlotte du soleil ? Attendent l’instant propice pour se
manifester et prendre par la force son pouvoir déclinant ?
Piochant du bec et agitant leurs ailes dans l’eau râleuse, les goélands sentent
monter la folie et prédisent le tumulte à ceux qui connaissent leurs gestes et
leurs habitudes. Le rite est immuable. Le langage explicite. L’avertissement
plus fiable que toutes les prévisions et cartes satellites.
"J'ai été témoin / j'ai souffert / j'étais là"
Walt Whitman
Sans forfanterie aucune…
Extrait 3
Sans exactitude ni certitude de soi non plus, naviguant à l’estime entre le mesquin
et le généreux, le frileux et l’impulsif, l’étriqué et l’exalté, le quiet et le sauvage,
le douillet et l’inconfortable, le convenu et l’incongru, le blême et le beau,
le zéro et l’infini...
Toujours l'impulsion qui prime, le besoin d'éloignement. Larguer les bosses,
franchir les passes, doubler les digues, les bouées, les pointes et les caps. Fuir la
morosité, l'hostilité mesquine, les râleries et reproches, les tracasseries et anicroches,
tous les chichis et blabla énervants. Rallier le large chaque matin ou chaque marée
et se payer le luxe de voyager serein. Même dans les pires moments des foudres et
déchirements, se colleter débridé, morfler et aimer çà. Quoi de plus naturel pour un
être passionné, toujours à fleur de tripes et foncièrement fêlé ?
Au cul des navires…
Au cul des navires, en route vers l’horizon fuyant,
les premiers rayons clignotent et se liquéfient dans
le sillage des pales. Le soleil aime faire ses ablutions
dans le sillon tracé par les rafiots de pêche qui piaffent
et se démènent pour rattraper la nuit. Enervés comme
des purs sangs, soucieux de brouter la rosée sur le dos
de l’infini, ils soufflent et fument des naseaux dans la
fraicheur docile du jour à peine éclos.
Baie du Pouldu
Sombre est la nuit. La lassitude aussi. Le cœur louvoie entre les cailloux noirs. Cabotage de hasard. Les varechs, sargasses, laminaires, ondulent dans les frêles rayons de lune. Les chenaux sont étroits, rares, les gougnelles, taches claires et clairsemées dans toute cette noirceur. La coque tâtonne, frôle, hésite, divague de bouée en bouée. L’étrave parlemente, chicane, marchande, revendique, puis négocie son droit de passage avec la marée. Les feux de la côte, on pourrait presque les toucher. Lampadaires, phares de voitures, lustres et lampes de chevet, attigent et émeuvent sans souci des âpres nostalgies qu’ils engendrent. La terre vit sa nuit. Le destin qui le pousse au cul contraint le
navire à s’éloigner. Hors les passes, gagner le large ou frémit l’autre vie. Gaffer au juger ! La sournoiserie fatale attend l’erreur qui permettra à la roche de s’empiffrer de bande molle et de bordés résignés.
Alain Jégou, marin-poète, décédé en 2013, est raconté dans un spectacle qui nous fait naviguer dans le sillage d'Alain Jégou, mené par le talent poétique de Philippe Dagorne et la grâce musicale de Mariannig Larch'hantec à la harpe celtique. Une bande annonce créée par l'association Décroche moi la lune de Quéven.