Hallucinant. Amateurs du
Thierry Jonquet de la première heure, ou de celui des Orpailleurs et de
Moloch, ici, on arrive à l'aboutissement de son oeuvre, son point d'orgue, là où le témoignage social prend toute son ampleur et son développement, avec une ville fictive criante de vérité, et un vers de
Victor Hugo qui résume à lui seul l'état d'esprit et le message du roman. La peur et la haine de l'autre sont réciproques, et c'est cette réciprocité, ce mécanisme réflexe dans chaque camp, qui est générateur de conflits, basés sur la paranoïa, l'incompréhension, la colère... Magnifique roman, qui prend pour cible les extrêmistes religieux, et expose la dérive des musulmans de bonne foi manipulés par eux, qui sont également perdus par le système politique, perclus dans des banlieues grises qu'on connait tous, livrés à eux-mêmes, stigmatisés, et n'ont d'autre arme pour survivre, d'autre espoir pour s'en sortir dans une société qui ne veut pas d'eux, que ce que leur dit leur Dieu, ou plutôt, ce que certains leur en disent...
Jonquet n'oublie pas l'hôpital, on a le cas poignant de Lakdar, un des protagonistes. Vie foutue en l'air par une erreur médicale, comme le dit la quatrième de couverture, c'est exactement ça, le système et ses réductions d'effectifs sont pointés du doigt, ces histoires de sous suffisent à faire basculer des vies. Dessinateur prometteur, sa main est handicapée à vie, et il n'a plus que le salafisme comme espoir dans la vie. Parce que dans la société française, on "oriente" dès l'âge de 14 ans, on case, sur des chantiers, dans des métiers manuels, on moutonne, on barre l'accès aux études prolongées, ou on les fait ne mener à rien si ce n'est à Pole Emploi (donc à rien), toujours moins d'intellectuels pour toujours plus de manuels, toujours plus de chair à voter pour qui il faut et de chair à canon... le geste meurtrier antisémite de Lakdar est arrêté dans un sublime moment où il réalise l'humain qui est en l'autre et son erreur. le poème d'Hugo, cité dans le roman, est merveilleux, et se trouve dans le recueil "
L'Année terrible".
De façon plus triviale, ou plutôt, plus dans le cadre du Jonquet des débuts, on a presque un hommage à
Maurice G. Dantec, avec un schizophrène meurtrier qui s'imagine tout et n'importe quoi, mais dont le point de vue est toujours un régal pour les lecteurs de littérature policière. L'alternance des points de vue entre les multiples personnages ne fait pas "collée", j'insiste là-dessus, l'ensemble est cohérent, grâce aux fondations solides de la ville fictionnelle de Certigny. Les passages avec Verdier sont peut-être les moins intéressants, heureusement qu'il y a le moment où il lit le poème d'Hugo.
En sus, excellent roman anti-raciste avec des éléments de roman noir qui ne sont pas en reste, à lire!!! Et sur le plan de l'écriture, c'est une véritable avancée. Pour ceux qui pouvaient être occasionnellement frustrés par la simplicité du style de Jonquet, qui restaient sur leur faim sur le plan stylistique, là, c'est vraiment bien écrit, avec une inspiration et un sens de la formule qui choque, qui fait même rire, avec un ton cinglant, désenchanté, et surtout cynique...