On savait que
Guy Cogeval cultivait une animosité non dissimulée envers Marthe, l'épouse de Bonnard (qu'il n'a pas connue personnellement, vu qu'elle est morte en 1942).
Isabelle Cahn, en bonne élève, a cru bon de renchérir, et c'est ainsi que les deux principaux commissaires de l'exposition nous présentent dans ce catalogue une Marthe dont l'image caricaturale n'a rien à envier à celle dont bénéficie
Yoko Ono. Au lieu de se contenter du diagnostic de neurasthénie qui avait été établi à l'époque où Marthe se révélait de moins en moins sociable, nos deux historiens de l'art préfèrent gloser d'après des témoignages emplis de vieilles rancoeurs et coller l'étiquette de capricieuse à la femme de Bonnard. Lui, en revanche, était "beau, spirituel, distingué", ne se plaignant jamais, en véritable victime de cette affreuse mégère (en passant on oublie de préciser qu'il la trompait allègrement, ou mieux, on laisse entendre que ça lui était nécessaire). Quelle idée aussi d'être dépressive quand on est la compagne d'un génie ! Bon, vu que déverser son fiel est un plaisir toujours renouvelé pour
Guy Cogeval, on ne s'étonnera guère de la chose. On peut juste regretter que l'ouvrage débute de cette façon.
Fort heureusement, aucun des autres collaborateurs du catalogue ne s'est engagé dans cette voie sans issue. Plus préoccupés par l'analyse de leur sujet d'étude, à savoir la peinture de Bonnard, ils ont, chacun en abordant une thématique différente, bien réussi à rendre l'idée générale de l'exposition et à l'expliciter. Cette idée, c'est que Bonnard porte en lui un motif essentiel, qui relève à la fois de la joie de vivre, de la perception de l'instant, de l'utopie, de la nostalgie et de la mélancolie. Une Arcadie qui rappelle, comme l'écrit
Guy Cogeval, Poussin et ses tableaux intitulés Et in Arcadia ego. Sur ce point, la démonstration est tout à fait convaincante.
Certes, je n'ai pas trouvé que tous les essais, qui alternent avec des commentaires d'oeuvres, se valaient. Notamment, je trouve dommage que la composition des tableaux de Bonnard, si particulière, si réfléchie, si difficile à saisir d'emblée, ne soit pas davantage analysée : lire et comprendre un tableau de Bonnard, ce n'est souvent pas une mince affaire, on n'a pas forcément le temps de s'arrêter suffisamment longtemps devant les tableaux lors d'une exposition (d'autant plus si elle comporte à peu près deux cents oeuvres, comme c'était le cas pour celle-ci), aussi le catalogue aurait pu se révéler une véritable opportunité pour approfondir cet aspect de l'oeuvre. Ce n'est pas que la chose ne soit pas évoquée, et les différents essais nous aident un peu à nous y retrouver ; mais pas assez, selon moi, exception faite pour celui intitulé Les espaces de l'âme. Frères d'esprit - Bonnard et
Odilon Redon, le texte le plus intéressant du catalogue selon moi. Les essais sur l'art décoratif, les nus, la période nabie et, évidemment, le concept d'Arcadie chez Bonnard, font également partie des articles qui valent le détour.
Évidemment, on n'évite pas quelques répétitions - il est toujours difficile de faire collaborer de nombreux intervenants, chacun travaillant individuellement sur un sujet donné, sans qu'il y ait redites de texte en texte. En revanche, je crois que les oeuvres commentées auraient mérité des analyses un peu plus poussées - c'est peut-être là qu'on pouvait saisir l'occasion de disséquer la composition de la peinture de Bonnard. Et je dois dire que j'ai été un petit peu étonnée que, dans le commentaire associé au tableau La palme, l'auteur n'ait même pas songé à faire remarquer que la feuille de palmier envahissante qui donne son titre à l'oeuvre, que cette feuille de palmier, donc, renvoie étrangement à une rangée de cils. Ce qui donne tout de même un sens particulier à ce tableau...
De plus, l'article de Johann
Sfar est des plus inutiles, je crois qu'on aurait franchement pu se passer des chapitres sur la photographie, qui distille des platitudes, et de celui sur les voyages de Bonnard et de ses rapports avec des collectionneurs étrangers, qui aurait davantage trouvé sa place dans les communications d'un colloque. Voilà qui nous aurait permis d'obtenir un catalogue plus léger et, par conséquent, qu'on aurait pu vendre à prix moindre. Mais il est vrai que c'est un aspect de la chose qui n'intéresse ni les éditeurs, ni les musées.