Jean-Paul Kauffmann décrit tout à la fois une ville, Venise, source d'inspiration de la littérature et de l'art, et une quête, sa volonté de visiter les églises fermées de Venise, celles qui durant des siècles ont abrité tant de trésors artistiques et qui faute de fidèles et de moyens financiers pour les entretenir finissent à l'abandon. Son séjour dura quelques mois pendant lesquels, depuis son appartement de base de la Giudecca, il a cherché par de multiples moyens à se faire ouvrir ces lieux consacrés. Grâce à l'entregent d'une guide-conférencière, certaines de ces bâtisses dépendant des hôpitaux ou des instituts de bienfaisance ont pu exceptionnellement lui ouvrir leurs portes. Kauffmann a aussi profité de quelques hasards pour se glisser dans des bâtiments en principe interdits. Mais il a buté surtout sur le Patriarcat de Venise, où le grand Vicaire en charge notamment de l'action culturelle de l'Église, a fait barrage à son désir.
Quels liens entre une jeunesse marquée par la présence catholique dans un bourg breton et cette recherche de restes statuaires ou de chapelles vidées des tableaux qui les ornaient, rapatriés dans le musée diocésain ? Que referment les portes cadenassées des édifices anciennement religieux ? Pourquoi chez un ex-détenu, privé de liberté, cette envie d'aller là où les autres ne vont plus ?
Au passage, l'auteur présente la Sérénissime (un terme qu'il s'est juré de n'employer qu'une unique fois dans le livre - pari tenu) dans tous ses contrastes. Une fière cité aquatique, qui s'est développée avec le commerce maritime (mais aussi par le vol et le pillage), avant qu'elle ne décline et que Napoléon n'apporte le coup de grâce à son indépendance farouche. Napoléon, le fossoyeur déjà de certaines institutions religieuses et églises qui n'étaient en fait plus trop utilisées. La fuite des habitants, de moins en moins nombreux dans une ville où les loyers montent autant que l'acqua alta en hiver, s'en est suivie. Les locations touristiques, type Airbnb, deviennent plus rentables que les loyers perçus pour les habitants à l'année. Les immenses paquebots frôlent au plus prés la place Saint-Marc et remuent la lagune pour déverser quotidiennement des milliers de touristes à l'affût de verres de Murano ou de masques de carnaval made in China. Un tourisme facile à décrier, mais qui reste cependant indispensable au fonctionnement des musées, à l'entretien des églises (payantes hors des offices), ou tout simplement au maintien d'une vie quotidienne dans une ville où tout est plus compliqué. Une ville où le prix des restauration des immeubles peut aller jusqu'à dix fois le prix pratiqué sur le continent.
La démarche de Kauffmann est rendue plus complexe par les particularismes vénitiens. Bureaucratie peu compréhensible, rapports différents avec le patrimoine (pour les Italiens ce legs historique est là, il faut faire avec, pas le mettre sous cloche). Les bâtiments partent en morceaux ? On rafistole, sans cacher forcément la trace de l'intervention. Certaines églises se prêtent à une réutilisation comme incubateur de start-up ? Pourquoi pas. Mais dans les limites de ce que peut accepter le Patriarcat, s'agissant de lieux consacrés, même s'ils ne sont plus utilisés depuis des décennies.
L'ouvrage de Kauffmann tombe à pic en cet été 2020. Pas de vacances en Italie au programme cette année. Pas de cafés serrés au comptoir. Pas de lieux chargés d'histoire romaine ou Renaissance… le soleil est là, mais le plaisir de se trouver dans un ailleurs qui nous parle dans une autre langue (et à toute vitesse) n'est pas pour aujourd'hui. Par procuration, le lecteur prend plaisir à suivre les déambulations de
Jean-Paul Kauffmann, son obstination, sa rencontre avec la sprezzatura italienne (ce mélange de nonchalance et de dédain)… le tout est porté par une écriture brillante, une culture littéraire rare (qui me dépasse de beaucoup), et une façon plaisante de présenter les oeuvres d'art. Dans une autre vie Kauffmann aurait pu faire restaurateur du patrimoine ou guide conférencier, il aurait été passionnant à suivre.