Un des plus grands chants mystiques. Rare sont ceux qui ont lu ce texte sans en être touché.
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Calmement, clairement, je regarde le monde et je dis : tout cela, que je contemple, que je perçois, que je savoure, que je flaire et que je touche, tout cela est une fiction de mon esprit.
C'est à l'intérieur de mon crâne que se lève et se couche le soleil. À l'une de mes tempes apparaît le soleil, à l'autre il disparaît.
C'est dans mon cerveau que brillent les étoiles ; les idées, les hommes et les animaux paissent dans ma tête temporaire. Chants et pleurs emplissent les coquilles sinueuses de mes oreilles et agitent l'air un instant.
Que s'éteigne mon cerveau, et tout disparaît, le ciel et la terre.
Nous venons d'un abîme obscur ; nous aboutissons à un abîme obscur. L'espace de lumière entre ces deux abîmes, nous l'appelons la Vie.
Aussitôt, avec la naissance, commence la mort : à la fois le départ et le retour. A chaque instant nous mourons.
Voilà pourquoi il a souvent été proclamé : le but de la vie est la mort.
Mais aussi, à l'instant de la naissance, commence l'effort de création, afin de transformer la matière en vie. A chaque instant nous naissons.
Voilà pourquoi il a souvent été proclamé : Le but de la vie éphémère est l'immortalité.
Dans les corps vivants, deux courants luttent : l'un tend vers la composition, la vie, l'immortalité ; l'autre tend vers la décomposition, la matière, la mort. Tous deux ont leur source dans les profondeurs de la force primordiale.
Tout d'abord, la vie surprend. Elle parait illégale, contre nature - une réaction contre la volonté des ténèbres. Mais, en approfondissant, nous comprenons que la vie, elle aussi, est une volonté de l'Univers sans commencement ni fin. Sinon, quelle est cette force surhumaine qui nous projette du non-être dans l'être, qui nous donne à tous, plantes, animaux et hommes, le courage de la lutte ? Les deux courants contraires sont donc sacrés.
Notre devoir est de saisir la vision qui englobe et harmonise ces deux élans formidables, chaotiques et indestructibles, et d'ordonner pensées et actions selon cette vision.
Je le sais maintenant. Je n'espère rien, je ne crains rien, je me suis libéré de l'esprit et du cœur, je suis monté plus haut, je suis libre. C'est cela que je veux. Je ne veux rien d'autre. J'ai recherché la liberté.
Tu as la responsabilité. Tu ne gouvernes pas seulement ta petite existence insignifiante. Tu es un coup de dés où se joue en un instant le destin de ton lignage.
Chacun de tes actes rejaillit sur des milliers de destin. Quand tu marches, tu ouvres, tu creuses le lit où va couler le fleuve de tes descendants.
Lorsque tu as peu, la peur se ramifie dans d’innombrables générations et tu fais honte à d’innombrables âmes, devant et derrière toi.
Lorsque tu t’élèves par un acte de courage, ta race entière s’élève et s’emplit de vaillance. « Je ne suis pas seul ! Je ne suis pas seul ! » Cette vision va te consumer à chaque instant.
Tu n’es pas un misérable corps momentané ; derrière ton masque de terre dégoulinant guette un visage millénaire. Tes passions et tes idées sont plus anciennes que ton cœur et ton cerveau.
Ton corps, ton corps invisible, ce sont tes ancêtres morts et tes descendants à naître
Un seul désir me possède : celui de surprendre ce qui se cache derrière le visible, de percer le mystère qui me donne la vie et me l’enlève, et de savoir si une présence invisible et immuable se cache par delà le flux incessant du monde.
Nikos Kazantzakis : Le regard crétois (1974 / France Culture). Nikos Kazantzakis sur l'île d'Égine, en 1927 - Photo : Musée Benaki. Par Richard-Pierre Guiraudou. Les textes, extraits d'“Ascèse”, d'“Alexis Zorba”, de la “Lettre au Greco”, de “Kouros”, de “Toda-Raba” et de “L'Odyssée”, ont été dits par Julien Bertheau, François Chaumette (de la Comédie-Française), Roger Crouzet et Jean-Pierre Leroux. Et c'est Jean Négroni qui a dit le texte de présentation de Richard-Pierre Guiraudou. Avec la participation exceptionnelle de Madame Eléni Kazantzakis, et la voix de Nikos Kazantzakis, recueillie au cours de ses entretiens avec Pierre Sipriot, en 1957. Réalisation de Georges Gaudebert. Diffusion sur France Culture le 1er août 1974. Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), est un écrivain grec principalement connu pour son roman “Alexis Zorba”, adapté au cinéma sous le titre “Zorba le Grec” (titre original : “Alexis Zorba”) par le réalisateur Michael Cacoyannis, et pour son roman “La Dernière Tentation” (dont le titre a été longtemps détourné au profit du titre du film et désormais republié sous son nom authentique), adapté au cinéma par le réalisateur Martin Scorsese sous le titre “La Dernière Tentation du Christ” (titre original : “The Last Temptation of Christ”). Penseur influencé par Nietzsche et Bergson, dont il suivit l'enseignement à Paris, il fut également tenté par le marxisme et s'intéressa au bouddhisme. « Il a poursuivi une quête tâtonnante qui lui a fait abandonner le christianisme au profit du bouddhisme, puis du marxisme-léninisme, avant de le ramener à Jésus sous l'égide de Saint-François. » Bertrand Westphal (in “Roman et évangile : transposition de l'évangile dans le roman européen”, p. 179)
Bien que son œuvre soit marquée d’un réel anticléricalisme, il n’en reste pas moins que son rapport à la religion chrétienne laissa des traces fortes dans sa pensée : goût prononcé de l’ascétisme, dualisme puissant entre corps et esprit, idée du caractère rédempteur de la souffrance… Ainsi la lecture de la vie des saints, qu'il faisait enfant à sa mère, le marqua-t-elle durablement. Mais plus que tout, c’est le modèle christique, et plus particulièrement l’image du Christ montant au Golgotha, qui traverse son œuvre comme un axe fondateur. Bien que libéré de la religion, comme en témoigne sans équivoque son fameux « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre », Kazantzákis restera donc l’héritier de cet « idéal Christ » qui se fond aussi, il faut le souligner, avec celui emprunté à la culture éminemment guerrière d’une Crète farouche encore sous le joug turc dans ses années d’enfance.
Sources : France Culture et Wikipédia
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