Autant le dire tout de suite, je suis un inconditionnel de Philipp Kerr. La lecture de sa « Trilogie berlinoise » reste un grand moment d'émotions, de plaisir, de vibrantes sensations. Son personnage de Bernie Gunther est un formidable passeur qui nous rassure et nous inquiète à la fois, sur la nature humaine, les bons sentiments et la capacité du genre humain à relativiser son système de valeurs morales en fonction des contextes.
Celui dans lequel agit Bernie n'est-il pas le plus horrible le plus vil et le plus abject que nous ayons connu ?
Bernie nous démontre pourtant que même dans un tel système on trouve des salauds et des lâches, des bons samaritains et des profiteurs, des bons et des méchants.
L'intérêt du roman est qu'il bat en brèche nos connaissances historiques, ô combien limitées, sur la vie quotidienne au temps du 3ème Reich en Allemagne, et nous force à sortir des clichés et des sentiers battus.
Dans
Chambres froides, même si ce roman a été écrit 15 ans avant, on retrouve la même trame, dans un contexte différent, la CEI d'après l'URSS, la découverte par les Russes du libre marché, et leurs difficultés à s'adapter à un nouveau système de valeurs économiques.
Les avis sont partagés sur
Chambres Froides, les caprices des éditeurs nous font découvrir un premier roman bien après des romans beaucoup plus aboutis, mais cela n'a pas de sens d'évaluer le livre d'un auteur à l'aune de ce qu'il a écrit précédemment ou, en inversant la chronologie, de juger ce qu'il a écrit avant, à l'aune de ce qu'il écrira plus tard.
Ne tombons pas dans une schizophrénie « lectorale », ne succombons pas à l'attrait des médias qui nient la complexité de toute chose et voudraient que chaque auteur, dès la parution de son premier roman, réponde au cahier des charges de ce héros cornélien bien connu qui déclarait, présomptueux : « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître. »
Chambres froides est un roman entier, cohérent, agréable à lire, une histoire plausible s'appuyant sur des références très documenté
es au contexte de la CEI, Les personnages remarquables, des policiers agissant avec des moyens limités, sans consignes véritables que celles qu'ils peuvent se donner avec tous les aléas que cela comporte.
La méfiance règne, Grouchko, le plus ancien inspecteur du Bureau Central de la Police de Saint Petersbourg, un lettré qui cite Pasternak aussi bien que Marx, dans le texte, réussit mieux que d'autres dans la lutte contre la Mafia.
À cause de cela, ses supérieurs, dont Kornilov, doutent de lui et imaginent qu'il pourrait bien, sous couvert de succès policiers, ménager les activités de la Mafia. On dépêche auprès de lui un inspecteur de Moscou, sous couvert d'échanges de bonnes pratiques.
Les deux hommes sont très vite absorbés par une affaire qui va les mobiliser et faire passer au second plan le motif de la visite à Saint Petersbourg de l'enquêteur qui est aussi le narrateur.
Le meurtre d'un journaliste d'investigations, à l'origine de la révélation de plusieurs scandales impliquant la mafia, objet de plusieurs lettres de menaces, est l'occasion de faire toucher au lecteur la réalité soviétique : la chasse permanente à la nourriture, l'inflation galopante, les colocations obligées, la résurgence de clans mafieux ethniques (Tchétchènes, Abkhazes, Ukrainiens…)- mis sous sommeil du temps de l'URSS-, le rôle toujours ambigu des anciens services secrets comme l'ex NKVD, la disparition virtuelle du PCUS, le retour en force de la religion orthodoxe, et par-dessus tout ça, l'incompréhension de la population, le conflit entre les jeunes générations dont Tania la fille de Grouchko qui rêve de partir aux USA avec son fiancé Boris, un « golden boy » façon bourse de Moscou, et les anciennes.
Le style inimitable de Philipp Kerr est déjà à l'oeuvre dans
Chambres Froides, son humour, son ironie, et la façon dont il dresse le portrait de ses personnages.
L'intégrité de Grouchko confine au sadisme parfois :
« Les larmes débordèrent des yeus bleus procelaine de Nina :
- Espèce de salopard cruel.
- Grouchko sourit. »
L'inspecteur moscovite, lui, s'arrange avec l'intégrité et la morale, il n'hésite pas à jeter son dévolu sur Nina premier témoin dans une affaire de meurtre :
« Elle avait l'air aussi triste que d'habitude….Mais elle était aussi belle que dans mon souvenir. Elle était vêtue d'une robe légère imprimée, noir et blanc, avec un grand col de dentelle…
-Nina Romanovna ai-je appelé.
- Je peux vous déposer quelque part ? »
Sacha et Nicolaï, les hommes de Grouchko, s'échinent pour quelques centaines de roubles par mois, mais le font par respect et admiration pour leur patron qui sait se montrer au-dessus des tentations, et ne sera jamais un ripou, comme certains policiers ont compris qu'il serait plus facile pour eux d'exercer leur métier et de vivre en le devenant.
Plusieurs formules à l'emporte-pièce, chères à Kerr, méritent d'être soulignées :
« Enfin, comme pour s'assurer que la nourriture avait refroidi, ils firent tous les deux solennellement le tour de la cantine, aspergeant généreusement, cadets, tables, murs et nourriture avec des giclées d'eau bénite. »
« Il y a un vieux dicton russe qui dit : « Si je suis le patron, alors tu es un idiot ; et si c'est toi le patron, alors c'est moi l'idiot. »
« Collez-le au frais et emmenez le à la Grande Maison, ordonna-t-il. Je l'aurai bien pris moi-même, seulement, je ne voudrais pas mettre du sang sur mes sièges. »
« Ils font semblant de nous payer, on fait semblant de travailler. »
Le roman nous fait toucher du doigt le dilemme de cette société en pleine mutation, et dans laquelle, chacun s'interroge pour savoir quelle est la norme sociale, où doit on placer le curseur entre « normalité » et « délinquance », entre « acceptation » et « renoncement »
Au final, un roman digne d'intérêt dont je recommande la lecture…et plutôt deux fois qu'une !