Vie et règne de l'amour

Non, si un homme veut remplir son devoir et aimer l'homme qu'il voit, il n'est pas seulement obligé de trouver ceux qu'il aime parmi les hommes réels, mais encore de détruire tout ce qu'il y a d'équivoque et de chipoteur dans son amour ; en sorte qu'il les aime sincèrement et véritablement tels qu'ils sont, qu'il considère sincèrement et véritablement comme de son devoir de trouver aimable l'objet de son amour, une fois qu'il a été donné ou choisi. Nous ne voulons pas dire par là qu'il faille puérilement s'amouracher des particularités de l'être aimé, ou encore moins lui céder sans énergie en tout point ; nullement. Le sérieux de l'amour réside bien plutôt dans le fait que les amants unissent leurs forces pour combattre contre ce qu'il y a d'imparfait, pour dominer ce qu'il y a de défectueux, pour éliminer ce qu'il y a d'étranger dans leur amour. Tandis que faire le difficile rend constamment équivoque le rapport lui-même. Que l'un, par sa faiblesse ou ses défauts, ne devienne pas un étranger pour l'autre ; mais que le point faible soit pour le rapport amoureux le corps étranger que les deux parties doivent avoir à cœur de résorber et d'éliminer. Tu n'as pas le droit, en raison de la faiblesse de l'être aimé, de t'éloigner pour ainsi dire de lui ou de prendre une attitude lointaine ; au contraire : pour éliminer cette faiblesse, vous devez tous deux vous tenir les coudes d'autant plus solidement. Dès que le rapport prend un caractère équivoque, tu n'aimes plus l'homme que tu vois : c'est comme si tu réclamais quelque chose d'autre pour pouvoir aimer ; en revanche, si le rapport prend une ferveur nouvelle du fait des défauts ou de la faiblesse (non que les défauts doivent être maintenus mais précisément parce qu'ils doivent être résorbés), tu aimes l'homme que tu vois. Tu vois le défaut : mais si ton rapport n'en devient que plus intime, cela prouve précisément que tu aimes l'homme chez qui pourtant tu remarques ce défaut.

Lorsque la possession de l'être aimé a été rendue impossible dans le siècle, l'éternité dit alors « tu dois aimer » ; c'est-à-dire que l'éternité sauve l'amour du désespoir, précisément en le rendant éternel. Que la mort sépare les deux amants, si le survivant veut succomber au désespoir, quel secours peut-il trouver ? L'aide profane est une sorte de désespoir plus triste encore que les autres, il ne peut avoir recours qu'à l'éternité. Lorsqu'elle dit : « Tu dois aimer », cela signifie : « Ton amour a un sens éternel » ; mais elle ne le dit pas à titre de consolation (ce qui ne servirait à rien), elle le dit impérativement, précisément parce qu'un danger menace. Et lorsque l'éternité dit : « Tu dois aimer », il ne dépend que d'elle de faire en sorte que cela soit faisable. Que sont les autres consolations à côté de celles de l'éternité ! Y a-t-il meilleur directeur de conscience que l'éternité ? Supposons qu'elle veuille parler plus doucement et dire : « Console-toi » ; le malheureux aurait des objections toutes prêtes : mais (il ne saurait en être ainsi parce que l'éternité est trop grande dame pour pouvoir tolérer une objection) par sollicitude pour le malheureux elle ordonne : « Tu dois aimer». Merveilleuse consolation ! Merveilleuse compassion ! Du point de vue des hommes, il est de la dernière bizarrerie, il apparaît presque comme une raillerie de dire à qui désespère qu'il doit faire ce qui était son unique désir mais dont l'impossibilité fait précisément tout son désespoir. Y a-t-il encore besoin d'une preuve de l'origine divine du Précepte d'amour ?