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Ferdinand Prior (Traducteur)Odette Prior (Traducteur)Marie-Henriette Guignot (Traducteur)
EAN : 9782070325160
251 pages
Gallimard (01/01/1990)
3.59/5   172 notes
Résumé :
" Le titre du livre, en lui, ne frappait pas mon imagination, je pensais que c'était un recueil d'extraits, ce qui me paraissait tout naturel car je savais qu'il s'était toujours appliqué avec zèle à ses études. Mais le contenu était tout autre. Il s'agissait en effet d'un journal, ni plus ni moins, et tenu avec beaucoup de soin ; et bien que, d'après ce que je savais de lui auparavant, un commentaire de sa vie ne paraisse pas tout à fait indiqué, je ne peux pas nie... >Voir plus
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Faut-il aborder le Journal du Séducteur comme un vrai roman ? Comme un motif littéraire qui servirait surtout à illustrer une démonstration philosophique ?

Précurseur, avec Schopenhauer et Nietzche, du mouvement de la «Lebensphilosophie» («Philosophie de la vie»), lequel, s'éloignant de l'abstraction pure et de l'«essentialisme» de la philosophie allemande du début du XIXe siècle, s'intéresserait plutôt à l'individu, à sa perception et son expérience subjective de la vie et du monde, son auteur, Søren Kierkegaard (1813 – 1855), considéré par ailleurs comme l'ancêtre du courant existentialiste moderne, ne semblait, quant à lui, aucunement soucieux de faire de distinctions entre les deux genres, «littéraire» ou «philosophique»!

Cet amalgame est d'ailleurs ce qui fascine le plus dans l'oeuvre atypique du grand philosophe danois, dont on est loin d'en avoir à ce jour épuisé complètement le sens et la portée.

Inspirée largement de ses journaux intimes, composée en partie de récits et de petits poèmes en prose, d'aphorismes et de pamphlets se superposant, se succédant, assez souvent dans un même recueil, à des réflexions et à des textes philosophiques ou théologiques, Kierkegaard semble s'amuser à surprendre et à intriguer son lecteur.
Cultivant en même temps une duplicité et une hétéronomie dignes d'un Fernando Pessoa (il signe sous de très divers pseudonymes), un style moiré, changeant, quelquefois à la limite du vaporeux, ainsi qu'une certaine ambiguïté affichée dans les propos tenus par ses personnages et/ou hétéronymes, Kierkegaard n'écarte ni les contradictions internes, ni la mauvaise foi implicites à l'exercice d'auto-observation auquel seront systématiquement soumis ses doublés et personnages, comme s'il cherchait avant tout à explorer librement différentes possibilités d'être dans le monde, évitant dans la mesure du possible de créer un système d'idées cloisonné, sans vouloir faire forcément autorité ou porter trop de jugements définitifs.

C'est ainsi que, en explorateur de l'âme humaine, à l'aide d'un dispositif mis visiblement au service d'une des principales préoccupations qui traversent son oeuvre, à savoir celle d'aller au-delà des apparences, des conventions et des croyances, sociales ou religieuses, qui essayent de nous détourner des questions de fond concernant notre rapport à l'existence, et surtout du sentiment d'absurde et du désespoir qui risquent à tout moment d'y faire irruption (dont en définitive chacun, semble-t-il nous signifier, devra, en négatif ou en positif, faire tôt ou tard l'expérience!) ; à l'aide aussi d'une stratégie d'inspiration socratique, Kierkegaard veut conduire son lecteur à tirer ses propres conclusions, à pratiquer lui-même l'exercice de réflexivité auquel ses multiples avatars et personnages -situés sur leur «chemin de vie» à l'un de trois «stades » définis par sa philosophie : «esthétique», « éthique» et «religieux»- se livrent, ou au contraire, essayent de se soustraire.
Ceux qui se situent au premier de ces stades -«esthéticien» - tel Johannes, personnage central du Journal du Séducteur-, vivent selon lui dans l'instant, dans la fascination du possible, dans le besoin permanent de «divertissement», pris ici dans le sens pascalien du mot ; l'«éthicien», en quête de continuité, aspirerait quant à lui à la durée, à être dans une relation de conformité entre les différents instants qui constituent son existence, ainsi que vis-à-vis des autres et du monde, suivant pour cela des règles et des préceptes auxquels il cherchera de son mieux à adhérer ; le «religieux», enfin, détaché du purement contingent et du temporel, pour lequel rien qui ne serait en rapport avec l'éternité («sub specie aeternitatis», «du point de vue de l'éternité», comme le soulignait Spinoza) n'aurait plus d'importance…

La réflexivité, ainsi que l'héritage d'une ironie socratique ( Socrate constituant en fin de compte le socle principal sur lequel la pensée originale de Kierkegaard s'appuierait) teintée de naïveté (feinte), et en même temps de détachement (vrai) vis-à-vis des dogmes forgés par le sens commun, seront des éléments qui leur permettront éventuellement de faire l'expérience d'une autre dimension, philosophique, ce que Kierkegaard appelle « l'intéressant», par rapport à ce qui serait de l'ordre donc du pur divertissement. C'est aussi ce qui pourrait, à force, permettre au sujet de passer d'un stade à l'autre.
Cette réflexivité, relation de soi à soi-même, est l'élément essentiel mis en perspective dans le Journal du Séducteur. Johannes y est approché essentiellement du point de vue de sa subjectivité à lui, à travers d'extraits de ses journaux intimes ou de sa correspondance personnelle, auxquels aurait accédé, rassemblé et finalement décidé d'éditer, un dénommé A., un ami de Johannes, auteur en même temps d'un prologue exposant le contexte général, ainsi que certains éléments relatifs à la suite des événements qui y sont évoqués.

Les lecteurs seront cependant déçus, je crois, qui s'attendront à trouver ici un manuel du séducteur à la portée de tous (bien que quelques rouages du mécanisme de séduction y soient par moments décryptés), ou un roman classique inspiré du courant romantique allemand très en vogue à ce moment-là (bien qu'on y trouve des traces lyriques et idéalistes mêlées à l'artificialité «esthétisante» recherchée par le personnage), ou enfin des confidences d'un libertin à l'image d'un Valmont ou d'un Casanova, références absolues en la matière.
Ce qui intéressera surtout l'auteur, beaucoup plus en tout cas que son «modus operandi», c'est de mettre en évidence ce qui soutient subjectivement sa jouissance de séducteur «esthéticien», et qui justifierait à ses propres yeux ses intentions et ses agissements ; son « aliénation », dirait-on aujourd'hui ; les arguties et les artifices grâce auxquels il tente de maintenir cette jouissance le plus longtemps possible, comme une fin en soi, essayant de contourner les barrières que la réalité finit inéluctablement par y apposer.

Le piège de la séduction, mais aussi le piège du séducteur ! L'honnêteté et la fausseté associées par ce dernier lui-même aux motivations qui l'animent (plus ou moins présentes, soit dit au passage, dans toute stratégie amoureuse : qui, dans un sens plus large, pourrait d'ailleurs se targuer d'être toujours honnête à cent pour cent vis-à-vis de soi-même ??).

Kierkegaard nous montre son séducteur, non pas exactement en «amoureux» comme il aimerait se faire passer à son propre regard, autant qu'à celui de Cordélia, mais en se regardant lui-même comme quelqu'un d'extérieur «en train d'aimer». Et, malgré le fait qu'il s'y fourvoie, qu'il s'en mêle parfois les pinceaux, qu'importe, puisque le but ultime de son entreprise est d'amener sa proie, elle, à l'aimer au-dessus de tout, et à accorder par la même occasion un sens et une consistance à son être à lui. Bien plus que dans la possession à proprement parler, effective et physique de l'objet amoureux, c'est en cela que résiderait sa quête de jouissance. Sa possession définitive viendra d'ailleurs mettre un terme à l'illusion du jeu, clore un cycle qu'il faudra recommencer à nouveau ailleurs. Sisyphe, quand tu nous tiens...!!

«Son aventure était tellement embrouillée» - constate A. en dépouillant et essayant de mettre dans le bon ordre des feuillets épars, pas toujours datés – «qu'il lui était possible de se présenter comme celui qui avait été séduit, oui, la jeune-fille elle-même pouvait parfois être indécise à ce sujet, et là aussi les traces qu'il a laissées sont si vagues qu'aucune preuve n'est possible. Les individus n'ont été peut-être pour lui que des stimulants, ils les rejetait loin de lui comme les arbres laissent tomber des feuilles – lui se rajeunissait, le feuillage se fanait.»

«Herr Johanes » ne serait pas pour autant, malgré les apparences, une version danoise de «Don Juan». Son stratégie de séduction n'a strictement rien à voir d'ailleurs avec la «consommation», voire le «consumérisme» effréné d'un Don Giovanni, dont son fidèle serviteur, Leporelo, dans le célèbre air du «Catalogue» de l'opéra de Mozart, dresserait l'imposante comptabilité («En Italie, six cent quarante/ En Allemagne, deux-cent trente et une/Cent en France/En Turquie, quatre-vingt-onze/ Mais en Espagne déjà mille et trois!»)
Pas de «catalogue», ni de «collection» chez Johanes, pas l'ombre non plus du fantasme archaïque masculin de coucher-avec-toutes-les-femmes-du-monde. Notre séducteur est dans un rapport «esthétique», non pas quantitatif, mais qualitatif, avec la séduction, en quête non pas de n'importe quelle représentante du beau sexe croisant sa route, mais d'une en particulier qu'il choisit parmi toutes celles, possibles, qu'il ne cesse d'ausculter dans ses pérégrinations incessantes à travers la ville, ces images lui servant aussi, subsidiairement, de stimulant à son sentiment d'exister, l'aidant à imprimer une vision esthétique de la réalité et alimentant l'écriture de son journal..

«Derrière le monde dans lequel nous vivons» -cogite A., le narrateur, après-coup - « loin à l'arrière-plan, se trouve un autre monde ; leur rapport réciproque ressemble à celui qui existe entre deux scènes qu'on voit au théâtre, l'une derrière l'autre. (…) Beaucoup de gens qui se promènent en chair et en os dans le monde réel ne lui appartiennent pas, mais à l'autre. Se perdre ainsi peu à peu, ou disparaître presque de la réalité, peut être sain ou morbide.»

Entre envolées lyriques empreintes de cet idéalisme romantique allemand, vers lequel le personnage, mais aussi à la base Kierkegaard lui-même, semblent malgré eux portés, entre l'usage de l'ironie, et les leurres et les pièges que Johannes se pose à lui-même, le lecteur est constamment invité à chercher l'erreur :

«Est-ce que j'aime Cordélia ? Oui ! Sincèrement ? Oui ! Fidèlement ? Oui ! – au sens esthétique, et cela signifie bien quelque chose. À quoi servirait à cette jeune-fille d'être tombée entre les mains d'un maladroit de mari fidèle ? Qu'aurait-il fait d'elle ? Rien. On dit que pour réussir dans la vie, il faut un peu plus que de l'honnêteté ; je dirai qu'il faudrait un peu plus que de l'honnêteté pour aimer une telle fille. Et je possède ce plus – c'est la fausseté. Et pourtant, je l'aime fidèlement. C'est avec fermeté et continence que je veille moi-même à ce que tout ce qui est en elle, toute sa nature divine puisse se déployer.»

Convaincu tout de même, en tant qu'«éroticien» accompli, de ne pas chercher un simple dérivatif au sentiment de «se perdre de la réalité», mais de toucher au contraire, de près, à «l'intéressant », il estimera, pour couronner le tout, agir en définitive pour le bien de son élue, avec notamment l'idée de faire éclore peu à peu chez Cordélia, jeune fille encore en fleur, une femme en pleine possession de ses moyens, parfaitement libre et maitresse de sa vie – émanation purement phantasmatique de «La Femme», celle-là même qui, comme le prétendrait Jacques Lacan plus d'un siècle après, «n'existe pas», et à laquelle de nombreux passages du journal de Johannes seront consacrés.

Voici par exemple ce qu'on peut y trouver:

« La femme est donc apparence. (…) C'est ce qui explique que Dieu créant Eve ait fait choir un sommeil profond sur Adam ; car la femme est le rêve de l'homme. (…) En tant qu'apparence la femme est marquée par la virginité pure. Car la virginité est une existence qui, en tant qu'existence pour soi, est au fond une abstraction et ne se révèle qu'en apparence. (…) Il n'y avait d'ailleurs pas, comme on le sait, d'image de Vesta, la déesse qui notamment représenta la vraie virginité. (…) Cette existence de la femme (existence en dit déjà trop, car elle n'existe pas «ex» elle-même) est correctement exprimée par le mot : grâce, qui rappelle la vie végétative ; elle ressemble à une fleur, comme les poètes aiment à le dire (…) Mais dans son existence de rêve, on peut distinguer deux stades : d'abord l'amour rêve d'elle, puis elle rêve de l'amour.»

Voici également, n'est-ce pas, de quoi faire littéralement bouillir le sang actuel d'une lectrice pour le coup en chair et en os !! Ce que l'on peut parfaitement comprendre!

Resitués cependant dans le contexte de l'ouvrage, ces affirmations ont une importance pour ainsi dire généalogiquement fondamentale : il s'agit ni plus ni moins d'un plongeon dans les abysses de la psyché masculine, autour de l'essence du féminin ; des prémisses du scénario qui s'est construit, au fil du temps, dans cette arrière-scène dont nous parlait A. ; en lien avec le rôle en creux que les femmes ont été contraintes d'y jouer ; étayées par ce mélange de fascination et de peur provoqués par l'énigme de la féminité sur l'imaginaire masculin (le fameux «continent noir» freudien) ; suscitant à la fois désir de séduire et d'assujettir.
Qui, déjà , aurait peur de Virginia (et) Woolf ??


Comme on le sait bien, et ceci est encore davantage vrai que pour ce qui est des histoires d'amour, les jeux de séduction se terminent mal en général !
Je ne vous dévoilerais donc rien d'exceptionnel en vous le révélant ici!
Du reste, dès le prologue, le lecteur l'apprendra par le compilateur des manuscrits, «A» , puisqu'avant même de laisser la parole à Johannes, le narrateur s'empressera de dévoiler au lecteur le contenu de certaines missives de Cordélia qu'il avait récupérées, après s'être mis à la recherche et avoir pu se mettre en lien avec la jeune femme, lettres qu'elle avait adressées à Johannes après leur rupture et que ce dernier lui avait renvoyées sans même les avoir décachetées...

Car la séduction, hélas, s'apparente quelquefois à la pêche (la métaphore figure aussi dans certains passages du journal de Johannes) : le plaisir y est plus grand dans l'attente, dans les rituels qui l'entourent, dans les différentes positions, et dans l'art subtil du tirage ou du lâchage de la ligne, de sorte que lorsque la prise est effectivement capturée, elle risque souvent d'être, sans façons, rejetée immédiatement dans l'eau!!

Pourtant Cordélia aurait pu peut-être s'en douter, si elle avait su lire entre les lignes certains passages des courriers que son fiancé lui adressait régulièrement, lettres qui, d'après Johannes, constituaient des éléments indispensables à l'«érotisation», aussi bien «physique» que «spirituelle» de Cordélia, sorte de préliminaires contribuant à amener sa proie à s'abandonner «librement» et complètement à lui.
Mais en même temps ne lui écrirait-il pas parfois des mots quelque peu sibyllins, tels ceux-ci:

« Ma Cordélia,
Qu'est-ce que le désir ? La langue et les poètes font rimer désir et prison. Quelle absurdité ! Comme si celui qui est en prison pouvait brûler de désir ! (…) Mais peut-on donc désirer ce qu'on possède ? Oui, si on pense qu'à l'instant d'après peut-être on ne le possédera plus! »

En lisant, parmi tant d'autres réflexions du même acabit développées par notre « esthéticien», de tels propos, on ne peut pas s'empêcher, d'autre part, d'imaginer que Proust également, à l'instar des existentialistes, se serait peut-être largement abreuvé chez Kierkegaard ! Et que sous certains aspects, sa «Recherche du Temps Perdu » pourrait aussi être considérée comme une ode monumentale au « stade esthétique», défini par le philosophe entre autres, rappelons-le, comme «fascination des possibles», comme un moyen de se mettre à l'abri du passage du temps, ou encore, comme dirait Johannes lui-même, de «jouir d'une situation tout en évitant d'y être englobé soi-même, caché en elle»!!

Quoi qu'il en soit, le regard que le philosophe porte indirectement, à travers A. , sur le destin réservé aux ruses d'un séducteur tel Johannes semblerait le confirmer : « au moment déjà où son âme inquiète pense voir la lumière du jour pénétrer dans la tanière, c'est en vérité une nouvelle entrée qui apparaît et, poursuivi par le désespoir comme un gibier effaré, il cherche toujours une issue et ne trouve toujours qu'une entrée, par où il rentre en lui-même (…). Il serait trop dire, rajoute-t-il, que sa conscience se réveille pour autant, celle-ci ne se présentant pour lui que «sous la forme d'une inquiétude qui, en un sens plus profond, ne l'accuse pas, mais le tient éveillé, et qui ne lui accorde aucun repos dans son agitation stérile ».

Comment s'en sortir alors ? Proust dirait en définitive « par le chagrin, le seul qui développe les forces de l'esprit ». Ce fut bien le cas ici, pour Cordélia. Alors que pour Johannes, on ne le saura guère : à la limite, on ne peut, tel le narrateur, que l'espérer pour lui!

Enfin et enfin, pour répondre à la question posée comme point de départ à ce billet (encore une fois trop long !), précurseur aussi à son tour, de plein droit, du «roman à thèse» existentialiste du XXe, le Journal du Séducteur pourrait être considéré également comme une excellente porte d'entrée à l'oeuvre de Kierkegaard!
La profondeur du propos, à la fois sur le plan psychologique et philosophique, l'ouverture et la richesse de sens qu'il comporte, les réseaux multiples de significations auxquels chaque lecteur, parallèlement à une intrigue somme toute assez sommaire et sans surprises, pourrait se voir renvoyer, la grande liberté laissée à ce dernier par rapport aux interprétations et aux réflexions qu'il serait en mesure non seulement d'en extraire, mais aussi d'extrapoler à d'autres domaines de son existence, classeraient sans ambages le récit de Kierkegaard parmi ce que le philosophe lui-même appelait «l'intéressant», ce niveau dans notre rapport au monde et aux êtres où, bien au-delà du «divertissement» qu'ils peuvent nous apporter, nous interroge sur le sens que nous cherchons à donner à notre comportement et à nos actes.


(PS : J'espère ne pas vous avoir laissé malgré tout le sentiment qu'il s'agirait d'une lecture trop pointue, peu accessible à un lecteur «lambda», ce qui n'est pas vraiment le cas ! En compensation, la traduction de l'ouvrage, publiée chez Gallimard pour la première fois en 1943, mériterait à mon avis un toilettage en règle : non seulement les constructions de phrase semblent parfois un peu trop lourdes en français, mais le pire, ainsi que j'ai eu l'occasion de constater en tombant par hasard sur une autre édition du roman en langue étrangère (non pas en danois, que je ne connais malheureusement pas, mais en espagnol !), c'est qu'il y a peut-être aussi des passages franchement «tronqués» !)




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« le Journal du séducteur » n'est qu'une petite partie de « Ou bien… ou bien », livre de Kierkegaard beaucoup plus riche. C'est une des oeuvres les plus ouvertement fictionnelles, littéraires, séductrices de ce penseur chrétien.
Johannes, l'auteur de ce journal, a entrepris de séduire une jeune fille nommée Cordélia. Si l'on peut dire que Johannes est tombé amoureux de Cordélia par hasard, spontanément, sans raison, il n'en est rien quant aux trésors d'ingéniosité qu'il va mettre en place pour séduire la jeune fille. C'est un calculateur, un fin psychologue, quelqu'un d'extrêmement réfléchi, sournois penseront certains, pas du tout pressé de parvenir à son but mais très sûr de lui. le lecteur assiste à une véritable chasse, il voit Johannes poser tranquillement ses pièges. C'est comme une partie d'échec, où Johannes accepte de perdre des pièces importantes ou de laisser un apparent avantage à son adversaire, pour remporter la victoire finale.
Cette victoire recherchée et inéluctable est la jouissance de Cordélia, de son amour, de son abandon absolu et sans équivoque. Il ne se sent aucun devoir envers elle, il ne s'agit pas d'obtenir une jouissance contractuelle, mais de la piéger, de lui faire perdre la raison pour l'élever aux plus hautes sphères de l'amour. Et en ceci, il y a un véritable aspect pédagogique dans sa méthode de séduction, il cherche à l'élever, au sens le plus noble du terme, il la veut entière, libre, épanouie, transformée, véritablement femme, éveillée à l'éros. « Il faut qu'elle ne me doive rien, il faut qu'elle soit libre. Il n'y a d'amour, il n'y a de passe-temps et d'éternel amusement que dans la liberté. Et si mon dessein est de la faire tomber dans mes bras comme par une nécessité naturelle, si je m'efforce de la faire graviter vers moi, il m'importe aussi qu'elle ne vienne pas comme une masse pesante, mais comme un esprit gravitant vers un esprit. Elle doit m'appartenir, certes, mais sans disgrâce, sans peser sur moi comme un fardeau. Elle ne doit m'être ni une contrainte physique, ni une obligation morale. Entre nous, il ne doit y avoir d'autre jeu que celui de la liberté. Elle doit m'être assez légère pour que je la porte sur mon bras. »
C'est un excellent livre, avec de beaux passages littéraires, qui sous son thème léger du badinage, pose des questions insidieuses sur la liberté, la conscience et bien sûr l'amour, et qui prend une toute autre ampleur si on le comprend dans l'ensemble de l'oeuvre de Kierkegaard.
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Un personnage complexe, voire très complexe.
Le livre est très bien écrit, le séducteur est l'un des plus bizarre qui soit.
Il séduit une femme comme si il voulait attraper une proie.
Puis dès qu'il l'a, il se détourne d'elle et s'en va. En essayant de recoller les morceau de la femme amoureuse qu'il a laissé derrière lui...
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Etrange, irritant à certains moments, poétique à d'autres...; et finalement: séduisant!

Etrange: un mélange d'amour, et de "professionalisme " de séducteur fier de son expérience et de son infaillibilité

Irritant, la débauche de techniques pour séduire Cordélia drappée dans un vocabulaire amoureux qui perd tout son romantisme quand Joahnnes nous décrit sans fard ni regret sa fonction utilitaire dans les différentes étapes de la séduction. Il est vrai que ce livre avait pour objet de montrer à sa fiancée la vrie nature de l'auteur, ou du moins de provoquer une réaction de recul.
Mal à l'aise en imaginant Cornélia "vaincue" par certaines lettres de Johannes qui paraissent plusieurs fois faire honte à l'intelligence de sa destinatrice : faut il y avoir une, ironie seconde?

Poétique, par exemple la page (179) consacrée à la petite pêcheuse et sa contemplation gratuite: "adieu ma belle pecheuse, adieu, merci pour ta faveur, ce fut un état d'âme, non pas assez fort pour me faire quitter ma place stable sur la balustrade, mais riche cependant d'émotion intérieure".
Et romantique quand il apprend son nom: "Cordelia ! Quel nom vraiment merveilleux". Personne à tromper , pas de ruse à préparer à ce moment. D'ailleurs, quelques lignes plus loin: "le mystére dont j'entoure presque cette affaire est en tre autres une preuve que je suis réellement amoureux".

Et finalement: livre d'un technicien de la séduction, ou livre d'un amoureux fou torturé par le remord quant aux moyens utilisés pour faire valoir son amour?

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Ce séducteur est en réalité un personnage philosophique, une métaphore existentielle : il incarne l'esthétique, l'un des trois stades de l'existence dans la philosophie de Kierkegaard. L'esthète est une catégorie qui renvoie à l'individu vivant au jour le jour, dans l'instant (l'instant n'est pas le présent chez Kierkegaard, l'instant est en dehors de la temporalité), manipulateur et maître de l'ironie.
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Citations et extraits (41) Voir plus Ajouter une citation
Aimer une seule est trop peu ; aimer toutes est une légèreté de caractère superficiel ; mais se connaître soi-même et en aimer un aussi grand nombre que possible, enfermer dans son âme toutes les puissances de l'amour de manière que chacune d'elles reçoive son aliment approprié, en même temps que la conscience englobe le tout - voilà la jouissance, voilà qui est vivre.

Tel que relevé pour "Les fils de la pensée" https://filsdelapensee.ch/
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Je peux me figurer qu’il savait amener une jeune fille au point culminant où il était sûr qu’elle sacrifierait tout pour lui. Mais les choses ayant été poussées jusque-là, il rompait, sans que de son côté les moindres assiduités aient eu lieu, sans qu’aucun mot d’amour ait été prononcé, et encore moins une déclaration d’amour, une promesse. Et pourtant, une impression avait été créée, et la malheureuse en gardait doublement l’amertume, parce qu’elle n’avait rien sur quoi s’appuyer et parce que des états d’âmes de nature très différente devaient continuer à la balloter dans un terrible sabbat infernal lorsqu’elle se faisait des reproches, tantôt à elle-même en lui pardonnant, et tantôt à lui, et qu’alors elle devait toujours se demander si, après tout, il ne s’agissait pas d’une fiction, puisque ce n’était qu’au figuré qu’on pouvait parler de réalité au sujet de ce rapport.
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Johannes !
N’y a-t-il donc aucun espoir ? Ton amour ne se réveillera-t-il jamais à nouveau ? Car je sais que tu m’as aimée, bien que je ne sache pas ce qui m’en donne l’assurance. J’attendrai, même si le temps me paraît long, j’attendrai jusqu’à ce que tu en aies assez de l’amour des autres, alors ton amour pour moi resurgira du tombeau, alors je t’aimerai comme toujours, comme autrefois, oh ! Johannes ! Comme autrefois ! Johannes ! Ta froideur, insensible envers moi représente-t-elle ta véritable nature, ton amour, les richesses de ton cœur, n’étaient-ils que mensonge que fiction, es-tu redevenu toi-même ? Aie patience avec mon amour, pardonne-moi de t’aimer toujours, je le sais, mon amour est un fardeau pour toi ; mais le temps viendra où tu retourneras auprès de ta Cordélia. Ta Cordélia ! Ecoute ce mot suppliant ! Ta Cordélia ! Ta Cordélia.

Je ne me reconnais guère. Devant les tempêtes de la passion mon esprit est comme une mer orageuse. Si quelqu’un pouvait surprendre mon âme en cet état, il aurait l’impression de voir une barque s’enfoncer à pic dans la mer, comme si dans sa précipitation terrible elle devait mettre cap sur le fond de l’abîme. Il ne verrait pas qu’en haut du mât veille un marin. Forces frénétiques, échauffez-vous, mettez-vous en mouvement, ô puissances de la passion, même si le choc de vos lames devait lancer l’écume jusqu’aux nuages, vous ne serez pas capables de vous élever au-dessus de ma tête ; je reste tranquille comme le Roi des falaises.

Une condition capitale pour toute jouissance, c’est de se limiter.

Il est des jours où je ne saurais me passer d’une salle de bal, car j’aime son luxe, sa surabondance sans prix de jeunesse et de beauté, et son libre jeu des forces de toutes natures ; mais alors ce n’est pas tant la jouissance que je connais, je me plonge plutôt dans les possibilités. Ce n’est pas une unique beauté qui vous tient sous le charme, mais un ensemble ; une vision plane devant vos yeux, vision dans laquelle toutes ces figures féminines se confondent, et où tous ces mouvements cherchent quelque chose, cherchent un repos dans une seule image qu’on ne voit pas.

Le souvenir n’est pas exclusivement un moyen de conservation, mais un moyen d’augmentation aussi, ce qui est pénétré du souvenir a un double effet.

L’amour ne se trouve que dans la liberté, et ce n’est qu’en elle qu’il y a de la récréation et de l’amusement éternel.

On peut ainsi être amoureux de maintes à la fois ; parce qu’on les aime de différentes façons. Aimer une seul est trop peu ; aimer toutes est une légèreté de caractère superficiel ; mais se connaître soi-même et en aimer un aussi grand nombre que possible, enfermer dans son âme toutes les puissances de l’amour de manière que chacune d’elle reçoive son aliment approprié, en même temps que la conscience englobe le tout – voilà la jouissance, voilà qui est vivre.

Sous le ciel de l’esthétique tout est léger, beau, fugitif, mais lorsque l’éthique s’en mêle tout devient dur, anguleux, infiniment assommant.

Lorsqu’on aime on ne suit pas la grande route. Ce n’est que le mariage qui se trouve au milieu de la route royale. L’amour préfère préparer ses propres chemins. On s’enfonce dans les bois.

L’érotisme spirituel se distingue de l’érotisme physique.

En amour le principe de l’ancienneté ne compte pas pour l’avancement et la promotion.

La femme, éternellement riche de nature, est une source intarissable pour mes réflexions, pour mes observations. Celui qui n’éprouve pas le besoin de ce genre d’études peut bien s’enorgueillir d’être ce qu’il voudra dans ce monde, sauf d’une chose : il n’est pas un esthéticien. Le splendeur, le divin de l’esthétique est justement de ne s’attacher qu’à ce qui est beau… Je peux me réjouir et réjouir mon cœur en imaginant le soleil de la féminité rayonnant dans sa plénitude infinie, s’éparpillant en une tour de Babel, où chacune en particulier possède une petite parcelle de la richesse entière de la féminité, mais de sorte qu’elle en fait le centre harmonieux du reste de son être. En ce sens la beauté féminine est divisible à l’infini.
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Ma Cordélia !
Je suis pauvre : tu es mon trésor ; je suis sombre : tu es ma lumière ; je ne possède rien, je n’ai aucun besoin. Et comment posséderais-je quelque chose ? Le peut-on, quand on ne se possède pas soi-même ? Quelle contradiction ! Je suis heureux comme un enfant qui ne peut et ne doit rien posséder. Je ne possède rien ; je n’appartiens qu’à toi ; je ne suis pas, j’ai cessé d’être, pour être tien.
Ton Johannes.

Ma Cordélia !
« Ma » : que désigne ce mot ? Non ce qui m’appartient, mais ce à quoi j’appartiens et qui renferme tout mon être, qui m’appartiens donc dans la mesure où je lui appartiens. Mon Dieu n’est pas le Dieu qui m’appartient, mais le Dieu auquel j’appartiens ; et de même pour ma patrie, mon foyer, mon métier, mon désir, mon espérance. S’il n’y avait pas eu auparavant d’immortalité, cette pensée de t’appartenir romprait le cours accoutumé de la nature.
Ton Johannes.

Ma Cordélia !
Ce que je suis ? Le modeste conteur qui suit tes triomphes ; le danseur qui s’incline devant toi quand tu te soulèves en ta grâce légère ; le rameau où, lasse de voler, tu te poses un instant ; la basse qui vient soutenir l’allégresse du soprano pour la faire monter plus haut encore. Ce que je suis ? La pesanteur terrestre qui te retient ici-bas. Que suis-je donc ? Corps, masse, terre, cendre et poussière – mais toi, ma Cordélia, tu es âme et esprit.
Ton Johannes.
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Qu'aime l'amour ? L'infinité. Que craint l'amour ? Des bornes.
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Sören Kierkegaard, ou l'écharde dans la chair
Evocation biographique et littéraire du penseur danois Soeren KIERKEGAARD, composée d'entretiens avec des spécialistes de l'auteur, et de lectures de textes de KIERKEGAARD.
Sont ainsi abordés sa relation avec son père et son ancienne fiancée, Regine OLSEN; sa philosophie pessimiste et son conception de la vérité; l'influence de son enfance protestante; le personnage du séducteur; son...
Dans la catégorie : DanemarkVoir plus
>Philosophie occidentale moderne>Scandinavie>Danemark (13)
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