Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers

La poésie le fortifiait, c'était un vade-mecum permettant aux sentiments de se mettre en place et aux pensées de suivre d'autres voies que celles qu'il suivait en tant que policier, des voies sans issues, en l'occurrence.

Il avait écrit des milliers de vers, mais qui méritât le nom de poésie, à ses yeux. Depuis, il savait en quoi consistait cet art : rendre le monde visible.

Il avait porté haut les couleurs de la bonne littérature, même si les vents séduisants et parfois rentables de la superficialité avaient soufflé forts et cinglants du côté des médias. Il s'était obstiné à éditer des livres qui survivraient à la rentrée littéraire et qui auraient une deuxième vie en livre de poche. Il avait même publié un ou deux titres qui s'étaient vendus plus d'une dizaine d'années. Ils n'étaient pas si nombreux à pouvoir s'en vanter, si tant est qu'il restait des éditeurs, des critiques ou des libraires à penser que l'on peut en tirer une certaine fierté. La littérature était devenue un produit de consommation, avec date de péremption, comme la viande et les légumes des supermarchés. Même les bibliothèques avaient commencé à faire le ménage sur leurs rayonnages pour privilégier les nouveautés que tout le monde lisait.

Certains marins collectionnaient les femmes à terre, d’autres les étiquettes ou les cartes postales, pour donner à leur existence au moins une apparence de stabilité. Pour sa part, il collectionnait les aubes, ce qu’il y avait de plus insaisissable au monde.

Anders lui avait fait remarquer que presque tous les criminels de la littérature policière suédoise avaient connu une enfance difficile, été victimes de mauvais traitements et d'abus sexuels, eu des parents divorcés qui en plus étaient alcooliques ou toxicomanes. Ce n'était sans doute pas un hasard : parfois il semblait que l'écrivain suédois, pour être pris au sérieux, se devait de raconter sa jeunesse malheureuse. Meurtres, traumatismes infantiles, alcoolisme et cuites sous toutes ses formes, le tout pimenté d'une bonne dose d'angoisse, telle était la spécialité de la littérature suédoise.

Il était totalement libre car il n'espérait rien d'autre que ce qu'il possédait déjà.

Telle que je vois la chose, l'art est toujours un défi, dans une certaine mesure. Il met votre monde en question et on est obligé de réagir, de reconsidérer les infrastructures de sa conscience, parfois même de faire voler en éclats ses propres limites.

Lorsque Jan Y Nilsson se réveilla dans son bateau, le 6 février, une demi-heure avant l’aube, il n’était pas sûr de vouloir être celui qu’il était¸ à savoir un poète à temps plein ayant trahi tout ce qu’il incarnait et ce pour quoi il s’était battu depuis qu’il avait choisi sa voie, à l’âge de seize ans.

J’ai toujours pensé qu’il était plus difficile d’inventer une histoire plausible que de décrire la réalité.

Quelques années plus tôt, sa maison d’édition avait fait une enquête de marché pour évaluer dans quelle mesure elle pouvait publier des livres à un petit nombre d’exemplaires, en utilisant le système d’impression à la demande. Il avait découvert qu’un Suédois sur dix écrivait régulièrement et espérait un jour être édité. En France, le résultat d’une enquête similaire évaluait à quatre millions et demi les Français qui aspiraient à devenir écrivains.