S’agissant des minorités non latines, la Lorraine, précisément, n’aurait point figuré dans notre recension, si n’avait eu lieu l’épisode fondamental des invasions germaniques du IVe siècle, au cours desquelles les Francs et les Alamans franchirent le Rhin et s’installèrent en zone gallo-romaine. Jusqu’à cette date, en effet, la Lorraine (dont le nom n’apparaîtra comme tel qu’ultérieurement, à partir de l’époque carolingienne) participait aux avatars de l’ensemble gaulois, dans ses modalités celtiques, puis romaines. Il n’est pas impossible, du reste, que l’invasion des armées de César, de 58 à 52 avant notre ère, dans cette région cisrhénane, comme ailleurs, ait eu pour but (notamment) d’empêcher un déferlement germanique qui, de toute façon, se produira quelques centaines d’années plus tard. Aux IER et IIe siècles après Jésus-Christ, la ville de Metz et ses alentours bénéficiaient d’une prospérité que matérialisent aujourd’hui encore, après exhumation, les restes des thermes, des amphithéâtres, des mosaïques. À partir du dernier quart du IIIe siècle, cependant, et jusqu’au début du Ve, les populations de l’aire « allemande » (comme on dirait aujourd’hui) se déplacent vers l’ouest, non sans violences, et font bouger la frontière linguistique : elle va courir désormais au sud-ouest du Rhin inférieur, aux dépens de la peau de chagrin gallo-romaine. Ainsi se trouve implantée, aujourd’hui encore, une population germanophone dans la région de Thionville, Saint-Avold, Forbach, Sarreguemines, Bitche et Sarrebourg. Le pointillé sémantique a pu quelque peu trembler, derechef, depuis la fin du Ier millénaire22 ; la langue romane, qu’incarnent les dialectes et puis le langage français, a récupéré, de ce fait, une bande frontalière d’un couple de lieues en direction du nord-est ; le legs des grands débordements alémaniques et franciques demeure néanmoins durable. La germanisation, en tout état de cause, évolue pendant l’Antiquité tardive et sous les Mérovingiens à l’intérieur de limites restreintes… et même restrictives. Elle est contrebalancée par des faits, synchrones ou non, de romanisation d’arrière-saison. Ainsi les vignobles, venus du sud, s’étaient-ils enracinés non loin de Metz à partir des dernières décennies du IIIe siècle (les « vins gris » de Lorraine resteront célèbres). Surtout, le christianisme s’instaure, dont l’avancée majeure entre Meuse et Sarre intervient pour l’essentiel après les années 300-350 ; il lui faudra plusieurs siècles encore pour parvenir à des implantations définitives, et somme toute monopolistes.
Une histoire des minorités françaises, de leurs conflits avec la « grosse majorité » et plus encore de leur intégration souvent réussie à l’ensemble national pourrait se concevoir à deux niveaux. En premier lieu, il s’agirait bien sûr des minorités linguistiques ; elles se localisent toutes, ipso facto, à la périphérie (certes largement conçue) du royaume, puis de la République. Leur liste exhaustive inclut les Alsaciens-Lorrains de langue germanique (= alémanique et « francique »), les néerlandophones de Dunkerque et Hazebrouck ; les celtophones de Bretagne occidentale ; les Basques français du Labourd, de la Basse-Navarre et de la Soule ; les Nord-Catalans du Roussillon (Pyrénées-Orientales) ; les Corses ; les dialectophones de langue franco-provençale en Savoie et Dauphiné ; enfin les Occitans, au midi d’une ligne approximative qui inclut, vers le sud, Bordeaux, Limoges, Clermont-Ferrand, Valence et les Alpes de Provence.
En second lieu, on pourrait évoquer diverses « minorités » d’un tout autre genre, et cela au sens que les publicistes anglo-saxons donnent à ce mot. Il s’agirait, en cette deuxième hypothèse, de groupes mainte fois, mais pas nécessairement, militants ; ils se rattachent à des entités ethniques, religieuses ou sexuelles ; elles ne disposent point, dans l’Hexagone, d’un territoire particulier (à la différence des Alsaciens, Corses, Basques, etc.). Parmi ces groupes non strictement territoriaux, citons les protestants, les juifs, les Arméniens, les immigrés de toute sorte, Européens (tels que Portugais ou Polonais), mais aussi Maghrébins, Africains, Tamouls, sans oublier les vastes immigrations du passé, parmi lesquelles celles des Irlandais jacobites et catholiques des XVIIe voire XVIIIe siècles, fuyant les persécutions d’origine protestante infligées par l’Angleterre dominatrice. Erin opprimée par Albion a contribué ainsi au repeuplement, tant élitaire que populaire, de ce qui deviendra ultérieurement Marianne : il suffisait d’y penser. À ces diverses « entrées humaines » venues des nationalités ou ethnicités les plus diverses, depuis les Gitans jusqu’aux Algériens, en passant par les Portugais, il conviendrait d’ajouter (au titre de ces mêmes minorités de toute sorte, exogènes ou endogènes, ne disposant point d’un territoire particulier dans l’hexagone) deux catégories qui eussent étonné dans cette liste, voilà quelques dizaines d’années, mais que diverses militances récentes et principalement nord-américaines nous incitent à évoquer pour le coup : les homosexuels et les femmes. Le statut minoritaire et mainte fois militant de ceux-là ne fait de doute pour personne. Celles-ci, par contre, sont légèrement majoritaires sur le plan démographique : mais l’expression particulière, idéologique parfois, que le féminisme donne de leur situation ou de leurs demandes éventuelles n’intéresse activement qu’une minorité, certes visible.
Disons-le tout net : nous ne considérerons point, dans le présent ouvrage, ce second niveau. Quant aux groupes à dominante sexuelle ou bien d’immigration, ils représentent à beaucoup d’égards, comme tels, un problème relativement contemporain. À moins de parler, bien sûr, dans des chapitres concernant l’histoire économique de la France, du rôle des banquiers allemands et des marchands italiens à Lyon, au XVIe siècle ; ou des pionniers du négoce hollandais à Nantes au XVIIe. Mais telle n’est pas notre tâche en ce livre.
Il sera donc uniquement question, dans les pages qui vont suivre, des minorités linguistiques, périphériques, géographiques. Elles peuvent, à leur tour, être classées en deux sous-groupes.
L'historien Emmanuel le Roy Ladurie, auteur de travaux précurseurs sur l'histoire du climat, dont Histoire du climat depuis l'an mil (1967), décrit l'impact environnemental, social, démographique, économique et politique du Petit âge glaciaire qui a affecté l'Occident entre 1300 et 1850 environ.
Conférence issue de l'édition 2001 des Rendez-vous de l'histoire sur le thème "L'Homme et l'Environnement, quelle histoire ?".
© Emmanuel le Roy Ladurie, 2001.
Voix du générique : Michel Hagnerelle (2006), Michaelle Jean (2016), Michelle Perrot (2002)
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