N°62 – Mai 1991.
LE PETIT PRINCE CANNIBALE – Françoise Lefèvre – Éditions Actes sud.
J'ai lu ce livre comme on lit un long poème, les mots en ont la couleur, la musique, les parfums... Comme un poème, ce récit est un déchirement entre l'envie de silence et le besoin d'écrire, la pensée impalpable et fugace et les mots, hiératiques, définitifs, établis mais en deçà de l'inspiration de l'auteur et qui sont pour lui une sorte de source d'insatisfaction. L'écrivain est toujours assis inconfortablement entre la pensée et l'acte d'écriture. Les phrases fuient et quand il happe les mots pour traduire sa douleur, son doute ou sa joie, il les sent pâles, insipides. Nous le savons, écrire est un besoin plus qu'un plaisir.
Ici, l'écrivain est aussi une mère et dans la relique de la jeunesse de ses enfants , des mèches de cheveux et quelques dents, elle prend conscience du temps qui passe inexorablement. Son plus jeune fils est autiste et ce livre est le récit de l'itinéraire de quatre années pendant lesquelles elle a réussi à faire émerger de son silence cet enfant dont le moindre geste répété à l'envi devenait fascination et pour lui le moindre bruit coutumier était une découverte inquiétante.
Pour lui, elle a refusé la facilité de l'hôpital et de ses traitements pour prendre à bras le corps le silence de son fils mais aussi ses refus , ses blocages, ses phobies... Avec une exemplaire abnégation, elle a accepté d'entrer, pour mieux le comprendre, dans l'univers de cette maladie en refusant la fatalité du vide et de la solitude, de l'incompréhension, de l'indifférence des autres. Il lui fallait pénétrer les arcanes du silence, accepter les cris, les exigences de son enfant, explorer les imaginaires circuits de inconscient pour en obtenir parfois une clé... Ce n'est pas là un itinéraire simple. Il est jalonné de joies nées de petites victoires durement acquises mais aussi de périodes d'abattements profond où s'insinue le désespoir et où on entrevoit la mort comme une sorte d'obsession qui serait plus un échec qu'une libération. Qu'importe, elle restera fidèle à son but, ramener son fils à la surface de la vie.
Cette femme, cette mère est aussi écrivain et son envie d'écrire vient après un long silence, comme seuls savent en observer ceux qui respectent les mots... et leur lecteur. le texte est en elle et l'accouchement est difficile. Son héroïne, Blanche, est en quelque sorte un être hors du commun, cantatrice adulée mais épouse délaissée, femme au corps parfaits mais rongé par un cancer de la peau qui aura raison de sa vie...Cette histoire, l'auteur la porte en elle, mais écrire est un combat contre ses propres personnages, son propre livre, soi-même, avec pour seul résultat des mots. C'est vrai qu'écrire épuise (« Écrire me rend exsangue et glacée » avoue-t-elle) et chaque ouvrage entame un peu plus la substance et la vitalité de l'écrivain. Cette femme existe avec ses multiples facettes, la trivialité, la passion, l'amour de la vie, l'envie de guérir ce pauvre enfant. Dès lors, l'écrivain s'efface et l'histoire qu'elle porte en elle devient plus impossible encore à relater puisque la maladie de ce fils mange en elle plus les mots que la vie (« Ce n'est pas tant la mère que tu asphyxies, c'est l'écrivain »). Ce livre qu'elle avait choisi d'écrire, roman dans le récit, se termine certes, mais on sent derrière les mots à la fois la solitude de la page blanche , celle de la mère en face de la maladie de son fils mais aussi celle de la femme épuisée par son combat. L'image que lui renvoie le miroir creuse ses rides mais l'illumine d'un sourire qui prend ses racines dans la guérison de l'enfant. le chemin caillouteux qui était son quotidien devient soudain paisible...
Hubert Nyssen qualifie ce texte de roman, je ne partage pas cette analyse mais qu'importe, l'émotion née des mots est la seule qui vaille.
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Hervé GAUTIER – Mai 1991 - http://hervegautier.e-monsite.com
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