L'on pourrait attendre d'une telle encyclique dit «sociale» qu'elle soit le lieu d'une dénonciation systémique des iniquités dont le capitalisme avait largement fait montre en cette fin de XIXè siècle. Il n'en est rien ! Considérant que l'ouvrier doit intégralement se soumettre au patron tandis que le patron doit, lui, se contenter d'un usage raisonnable de ses pleins pouvoirs, le pape préfère légitimer la situation existante et négocier les miettes.
Ainsi, dans une vision très individualiste et, de ce point de vue, très libérale, il affirme que certains sont nés pour être riches et d'autres pour être pauvres. Dès le début il justifie donc les inégalités sociales.
Il rappelle ensuite les nombreuses oeuvres de charité de l'Église, les érigeant en modèle alors qu'elles sont précisément la conséquence d'un modèle social inique. Si la richesse était correctement répartie, les hospices, qui ne sont que les rustines du système de domination d'une classe sur une autre, ne seraient pas nécessaires.
À aucun moment le souverain pontife ne fait de lien entre entre le capital et l'État, entre les institutions et les classes dominantes. Par conséquent, il se borne à énumérer des voeux pieux en suppliant ceux qui ont le pouvoir de faire l'aumône à ceux qu'ils oppressent, dans une vision purement naïve de la société capitaliste. Les grands mécanismes de domination ne sont pas dénoncés, mais au contraire ils sont confortés. le pape ne demande pas aux puissants de quitter leurs privilèges, mais il y ajoute celui du paternalisme, demandant aux omnipotents de veiller sur les masses qu'ils exploitent plutôt que de les libérer. En lieu et place d'une libération, il négocie la taille de la cellule retenant prisonnier le corps social.
S'il reconnaît, comme le ferait n'importe quel communiste, que la source de la valeur vient bien du travail («Or, de tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier qui en est surtout la source féconde et nécessaire», 469), il n'en réclame pas pour autant la juste reconnaissance dans les salaires, mais se contente simplement de prier l'État de subvenir aux besoins nécessaires à la stricte dignité des travailleurs pour les sauver de l'indigence qui les guette : il mendie des miettes auprès des usurpateurs au lieu de les condamner.
On peut en outre relever des réflexes bourgeois de terreur très évocateurs quant à une possible égalitarisation de la société : «Mais enlever de force le bien d'autrui, envahir les propriétés étrangères sous prétexte d'une absurde égalité, sont des choses que la justice condamne et que l'intérêt commun lui-même répudie» (472). On voit bien par cette phrase dans quel camp se situe
Paul VI, qui visiblement ne se rend même pas compte que ceux qui enlèvent de force le bien d'autrui sont les capitalistes qui volent la force de travail des ouvriers et non les rares prolétaires qui tentent légitimement de prendre possession de leurs moyens de production ! Accaparer la propriété par cupidité : oui, l'enlever par égalité : non !
Le tout est agrémenté de réflexions paternalistes extrêmement méprisants telles que «un chômage fauteur des vices et dissipateur des salaires» (475), la grève qualifiée de «maladie si dangereuse» (473), ou encore «l'ouvrier visera par de prudentes épargnes à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l'acquisition d'un modeste patrimoniale» (479). Il ne faudrait en effet surtout pas qu'un pauvre ouvrier accède à quelque chose de non-modeste, mais plutôt qu'il chérisse sa misère !
Le pape abandonne donc dans cette encyclique toute lutte des classes, mais légitime au contraire la position de supériorité inique et irrégulière des capitalistes, préférant négocier misérablement les conditions de cette exploitation injuste.
Néanmoins, je nuancerai mon propos en replaçant ce texte dans son contexte historique, et en reconnaissant les avancées majeures en termes de droits des travailleurs, dans une époque particulièrement tragique où l'injustice et la souffrance avaient atteint un paroxysme, de même que la toute-puissance des patrons. Ce texte a eu le mérite d'amorcer une réflexion et de lancer un grand nombre d'initiatives syndicales, chrétiennes ou non.