Retour en littérature russe avec la découverte, me concernant, de l'auteur
Dmitri Lipskerov à travers ce titre
Léonid doit mourir. Il n'en laisse pas forcément paraître au prime abord, mais est tout bonnement un petit bijou d'excentricité et d'absurdité, d'ironie grinçante, sur fond de désillusion. Merci encore à Agullo Editions de m'avoir transmis de ce titre, publié en janvier dernier.
Dmitri Lipskerov est lauréat du prix des Imaginales 2019, consacré à la littérature fantasy, et incarne selon le Matricule des Anges "une imagination toujours débridée au service d'une satire féroce".
Un foetus qui a la capacité d'échafauder une réflexion, s'exprimer et se fâcher contre sa mère, une mamie de 82 ans sniper qui carbure au , Lipskerov a à l'évidence choisit de prendre quelques libertés avec la réalité, et ce fut, ma foi, une idée réussie quoique loufoque. Leonid et Angelina, leur destin, très différent, vont brièvement se croiser, qui seront, mais finiront bien par se rejoindre. C'est un long fil biographique qui va amener le lecteur à comprendre l'originalité des êtres qu'ils sont et deviennent par la force des choses. Depuis la grande guerre patriotique jusqu'à nos années de ce XXIe siècle ou une partie non négligeable de la médecine est dévolue à la conservation de la jeunesse à tout-prix. Autant dire que l'on traverse une grande partie de l'empire soviétique puis de la Russie à travers les vies insensées de ces deux phénomènes.
Dmitiri Lipskerov est de ces écrivains qui a recours au grotesque, au fantastique pour se détacher d'une réalité sombre et peu joyeuse, pour en mieux dénoncer l'absurdité. J'ai pris un réel plaisir à suivre l'évolution de cet embryon pensant et virulent dès le début, limite hargneux, coincé dans le ventre de sa mère, qui deviendra Léonid : ce sera un enfant autant qu'un homme hors-du-commun. Cette absurdité, qui prête à rire, contrebalance en effet une réalité infiniment glauque, d'un enfant a priori bien mal parti dans la vie, qui va passer ses premières années à l'orphelinat du coin. Mais Léonid n'est que le reflet d'une société soviétique totalement déconnectée, ou chacun n'est plus que le membre désincarné d'une armée qui l'est autant : désormais plus capable de comprendre les besoins basiques et primordiaux des siens, même pas les pleurs d'un bébé en recherche de la chaleur maternelle. Marche ou crève : Léonid est bien heureusement doté d'une force peu commune, surhumaine, qui lui permet de traverser le semblant de vie en totale exclusion du système. Mais il faut être un Léonid pour oser affronter en toute impunité les rouages du système russe aussi bien que soviétique : lui seul survole tout, mais la chute est bien rude. Car Léonid possède cette âme de dictateur que les Russes connaissent si bien, il décide, choisit, prend, vole, sans se soucier du consentement de son prochain. À l'opposé de Léonid se pose Angelina, qui a tout pour se poser en parfait modèle soviétique, d'ailleurs elle en est recouverte de médaille, la seule reconnaissance que le pays peut bien lui décerner. Aussi vite qu'il peut lui enlever, à la moindre erreur.
Tout cela se prêterait à rire si derrière cette façade ne se cachait pas une vérité cruelle : celle de régime écrasant et destructeur, qui a laissé les orphelins pourrir dans des immeubles immondes, ou toute forme de chaleur et d'empathie humaine fait défaut. Un système qui laisse et oublie ses enfants derrière des murs, qui ne veut que des braves soldats, qui réagissent comme tel, sans sentiment, sans pitié, des machines, à tirer, à tuer, à agir - sans laisser de place à la réflexion. Mais ce n'est pas Léonid, Léonid vit hors-système, Léonid vit pour lui, en aucun cas pour l'URSS, pas pour la Russie,
Léonid doit mourir. Angelina incarne ce soldat parfait, le meilleur tireur d'élite que le pays ait connu, mais Angelina vieillit et elle ne devient plus qu'une femme parmi tant d'autres.
L'auteur a choisi ainsi deux personnages extrêmes dans ce qu'ils sont, un modèle, un anti-modèle à travers une histoire abracadabrantesque qui tranche avec son fond profondément réaliste. Celui d'une république socialiste, puis d'une nation, qui contraint ses individus à rentrer et vivre dans le moule qu'elle a préfabriqué, celui du brave camarade soviétique, prêt à se sacrifier pour sa patrie. Si l'on apprend bien une chose à travers le destin de nos deux personnages, c'est quoi que vous puissiez faire pour la mère patrie Russie, la moindre erreur se paie très cher.
J'ai effectivement ri quelquefois, je crois que lire les ronchonnements d'un foetus est une expérience tout à fait inédite pour moi. Mais aussi parce qu'on retrouve toute une galerie de personnages qui s'inscrivent dans la lignée des plus grands portraits russes, des caricatures, que l'on retrouve forcément lorsqu'on s'aventure dans un roman russe : le vieil ingénieur célibataire frustré, fier de son rang, mais qui vit en solitaire farouche. Les gradés violents et autoritaires qui n'hésitent pas à y aller de leur dénonciation, faire condamner leur collègue. le revanchard. La matrone gradée. On retrouve dans le monde de Lipskerov un savant mélange des maux de cette Russie moderne - ou la jeunesse est devenu le rêve ultime et de cette Russie - ponctués de repères et de valeurs, qui au fond, ne valent rien dès lors qu'on sort des sentiers battus soviétiques.
On sourit plutôt que de pleurer, car derrière ces dessous grinçants se cache une violence inouïe qui a atteint les individus et qui ne s'en rendent même plus compte, dépassés comme ils le sont par la société dont les repères ne cesse d'évoluer, de changer ou les mérites d'hier sont esquissés par le temps, Lipskerov a écrit là un roman parfois déroutant - le fantastique ne facilite pas clairement le sens du roman - mais captivant, car sa plume possède ce charme, après, cocasse russe qui nous fait tant aimer la littérature russe. Et comme il le dit si bien dans une interview, tout ne peut pas être toujours rentré dans une case, et c'est bien pour cela que j'ai apprécié Angela et Leonid.
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