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L'écrivain Antonio Lobo Antunes a coutume, dans ses livres, de critiquer le nationalisme qui a marqué une partie de sa vie : « Je ne comprends pas le patriotisme, je me méfie du nationalisme, j'ai grandi sous Salazar. D'ailleurs, je suis très étonné par la manière dont vous séparez dans vos librairies vos livres nationaux et les livres étrangers. Les dictatures commencent comme ça ».

Avec « le retour des caravelles », l'un des plus grands auteurs lusophones nous offre une traversée de l'histoire de son pays totalement baroque, et jette en pâture le mythe des grandes découvertes et conquêtes territoriales sapant ainsi les bases du nationalisme portugais…je comprends pourquoi ce livre a fait grand bruit au Portugal à sa sortie, ce sont les héros de la splendeur de ce pays dont il se moque avec cynisme !

Ceux qui me lisent le savent, Antonio Lobo Antunes est mon écrivain préféré. le retour des caravelles n'a cependant ma préférence parmi sa longue bibliographie. Si je retrouve dans ce livre la plume flamboyante et nostalgique, sensorielle, de l'auteur portugais, ses métaphores, ses personnifications, ses nombreuses figures de style, en revanche je le trouve moins original en ce qui concerne sa façon unique de rendre compte des soliloques empreints d'obsessions de ses personnages, chaque chapitre pouvant habituellement être le déroulement incroyable d'une seule phrase qui entremêle passé et présent, pensées et sensations (le maître d'Antonio Lobo Antunes est William Faulkner et il m'est d'avis, qu'en matière de flux de conscience, l'élève a dépassé le maître, mais cela est un avis bien personnel fondé qui plus est sur une seule lecture de Faulkner, je ne suis guère objective).

Ici la plume est plus conventionnelle et l'originalité du récit tient non pas à cette manière, quasi hypnotique, de se connecter au flux de conscience des personnages mais à celle, assez insolite tout de même, de prendre des personnages historiques connus sur lesquels se fonde la soi-disant splendeur du Portugal pour les parachuter dans le Lisbonne d'après la décolonisation, celle des années 70, ville qu'ils ne reconnaissent plus évidemment, dans laquelle ils errent et où ils espèrent le retour des caravelles leur permettant de retrouver grandeur et dignité.

Cette façon de faire permet d'une part de descendre les personnages légendaires de leur piédestal en les montrant tels de pauvres hères errant dans une terre natale devenue étrangère, dans des endroits sordides et crasseux, et de souligner d'autre part toute la vacuité de la colonisation… Tout ça pour ça, sommes-nous tentés de dire. L'Angola, mais aussi La Guinée-Bissau, le Mozambique, le Cap-Vert (et même Macau), toutes les colonies d'Afrique portugaises sont ainsi appréhendées et l'indépendance, suite à la révolution des oeillets d'avril 1974, a fait fuir les portugais, coupables, aux yeux des autochtones, de l'exploitation dominatrice de ces terres et des abus perpétrés sur ces peuples. Nous vivons la tragédie que constitue le retour de tout exilé en terre natale qui n'est plus tout à fait la même de sorte qu'un exilé est finalement de nulle part, étranger dans son propre pays. Antunes est souvent cynique et dénonce les exactions commises entrainent son lecteur dans un sentiment de révolte et de dégout. L'auteur se délecte en jetant en vrac tous les héros nationaux de cette époque des grandes découvertes, désormais perdus, éperdus, amères, accueillis dans un hôtel sordide « L'Apôtre des indes », dont le gérant, François-Xavier, est revenu du Mozambique en échangeant sa jeune épouse contre un billet d'avion. Il gère un grand nombre de prostituées qu'il exploite abusivement. Les scènes décrites de cet hôtel où se côtoient prostituées et anciens héros sont épiques, pathétiques, révoltantes, marquées du sceau de la décrépitude et de la lassitude…

« le mari eut l'impression qu'ils habitaient dans une sorte de ruine d'apocalypse ou de cimetière abandonné : les plafonniers cassés se décollaient de la peinture comme des grappes de chagrin dont les larmes n'auraient pas encore fini de couler ; on avait entaillé au couteau le bois des armoires ; les cicatrices des abat-jour, qui se réduisaient pratiquement à leur armature en fil de fer, témoignaient d'un impitoyable combat avec des fantômes arabes… ».

Les deux personnages qui m'ont le plus marqués, parmi les nombreux personnages mentionnés par l'auteur, se sont Luis de Camoëns, grand poète portugais qui a écrit les Lusiades où est faite l'apologie de la conquête des territoires et où sont décrits les faits d'armes des anciens héros, ainsi que le célèbre navigateur Vasco de Gama. Nous voyons le poète revenir avec son père mort sillonner sans relâche la capitale avec ce cercueil où pourrit le cadavre paternel, dernier signe de la gloire passée désormais moribonde. Fardeau encombrant, le cercueil délabré sera jeté dans le Tage et le cadavre sera dilué à l'acide et enfermé dans une bouteille avec l'aide d'un garçon de café…sordide, le grand poète est ici capable des pires vilénies.
Nous découvrons par ailleurs Vasco de Gama évoquer ses souvenirs avec le roy Manoel, contemplant tous deux le Tage du haut du pont au nom emblématique, le pont du 25 avril. Tous deux jouent à la belote puis seront expédiés dans un asile psychiatrique suite à une virée en pleine nuit totalement déjantée. Fin absurde pour ce grand héros national.

Captivante cette présence du passé dans le présent, qui opère dans les premières pages où nous découvrons la présence d'une caravelle, grand voilier d'antan, aux côtés des pétroliers irakiens, ou encore la concomitance d'attelages de boeufs transportant des blocs de pierre et de cars remplis d'Américains. Drôle cette façon de découvrir Vasco de Gama et le Roy Manoel habillés comme au temps des grandes découvertes - poignard en fer blanc à la poitrine, mocassins pointus en velours, pourpoints à rayures et « longues mèches sentant l'origan d'arrière-cuisine dans lesquelles pullulaient des parasites des siècles révolus » - dans le Lisbonne des années 70. Anachronismes intéressants donnant un air d'éternité, de permanence, fantômes toujours présents, le passé expliquant sans cesse le présent. A noter la présence surprenante de Don Quichotte et même de Miró, vieillard en survêtement, des héros espagnols dont l'allusion s'explique par l'histoire singulière entre le Portugal et l'Espagne…

A noter que les chapitres démarrent par la présentation d'un personnage (chaque chapitre peut être vu comme une nouvelle d'ailleurs ce qui n'est pas ce que je préfère) et au fur et à mesure de l'avancée dans le chapitre, le « je » prend la place du « il », comme si l'auteur arrivait à chaque fois à se mettre à la place du personnage mentionné une fois celui-ci en pleine saudade comme s'il en devenait finalement plus proche à mesure que le héros devenait un personnage déchu.


Désireux de dénoncer la vision héroïque de l'histoire qui maintient le peuple dans l'ignorance et l'aveuglement, le retour des caravelles milite pour une recontextualisation, une mise au point, où la guerre, l'hypocrisie, les vilénies au sein des colonies, l'absurdité du monde, le rôle de la bourgeoisie corrompue et complice du pouvoir salazariste sont replacés au centre du récit et revisitent l'histoire. C'est un texte exigeant qui nécessite de connaitre ou de se documenter sur l'histoire du Portugal, c'est une plume flamboyante mais pas aussi expérimentale que certains autres livres de l'auteur. C'est un livre sans concession où la saudade vous cerne de toute part et infuse en vous un sentiment d'abandon et de décrépitude, devenant alors confusément, à l'image des personnages perdus du récit, plus vulnérables et plus fragiles qu'un mousse tombé en disgrâce…

« Les chauve-souris, qui reniflaient les réverbères, en quête de papillons tropicaux arrivés avec les esclaves de Guinée, s'enfonçaient par erreur dans les reflets mauves des vagues mourantes du Tage ».

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Nous sommes dans les années qui suivent la fin, en 1975, de l'empire colonial portugais en Afrique. Comme déposés pêle-mêle par la vague du temps, les personnages historiques qui ont fait la grandeur et la fierté du Portugal, grands navigateurs, auteurs et poètes d'antan, reviennent à Lisbonne. Les y attend le destin pathétique des rapatriés coloniaux, qui ont tout perdu dans la débâcle et qui découvrent une métropole inconnue et misérable, indifférente à leur sort.


Dans un style baroque où les phrases courent sur plusieurs pages, sautant d'un narrateur à l'autre en cours de route, multipliant les allusions et les métaphores dans un jeu qui rend indispensables les annotations des traductrices pour les lecteurs non familiers des figures mythiques portugaises, l'auteur superpose allégrement la gloire passée du pays et sa piteuse décadence au lendemain d'une guerre coloniale qui a finit par faire chuter son régime dictatorial. le contraste n'en est que plus cruel et permet à Antonio Lobo Antunes de dénoncer les manipulations politiques qui ont pu abuser tout un peuple, lui faisant croire en des chimères qui ne le menèrent qu'à une crise majeure.


Fond et forme du récit s'allient dans la volonté de l'auteur de secouer la société portugaise : au-delà de sa portée politique et historique, le texte rompt avec le schéma rédactionnel classique, et emporte le lecteur dans un délire aux apparences déstructurées et absurdes. Au début bluffée et séduite par cette audace et cette originalité, j'ai assez rapidement trouvé ce parti-pris lassant et fatigant, prise par une impression de répétition un peu lourde et la sensation frustrante de parfois passer à côté des nombreuses références typiquement portugaises.


Cette oeuvre audacieuse et engagée, sans doute un peu datée, mais à son époque d'une portée politique et sociale considérable, m'a permis de découvrir une facette essentielle de la culture et de l'histoire portugaises, en même temps qu'un grand nom de la littérature lusitanienne. le récit, noir et désespéré, et surtout si délibérément en rupture avec les conventions littéraires habituelles, s'est néanmoins transformé pour moi en une véritable épreuve de lecture.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Je découvre Antonio Lobo Antunes avec ce roman : le retour des caravelles...

Des caravelles pleines de rêves qui partent vers des colonies encore inconnues : Angola, Guinée-Bissau, Mozambique, entre autres... Et quelques siècles plus tard ce sont des hommes brisés qui reviendront dans un Portugal qu'ils ne connaissent plus !

L'écriture d'Antonio Lobo Antunes n'est pas facile, elle est pleine de bruit, de fureur... et d'images !

Première difficulté : Dans ce livre le passé se superpose constamment avec le présent et les personnages portent le même nom que les anciens explorateurs (Vasco de Gama, Pedro Alvares Cabral, etc.) !
C'est bien compliqué tout ça, c'est vrai !
Mais cela permet de mettre en parallèle l'ancienne splendeur du Portugal et la déchéance de ces colons qui reviennent tête basse dans un pays qui n'est plus le leur... et j'ai trouvé que, du point de vue narratif, c'est une idée de génie !

Autre complication : Si en début d'une phrase la narration commence à la troisième personne, elle peut brusquement passer au je sans prévenir !
Et pour y comprendre quelque chose, j'ai dû relire les premières pages puis revenir à la préface de Michelle Giudicelli... tout ça une bonne dizaine de fois !
Mais une fois qu'on a compris "le truc" : WAOUH ! On VIT l'histoire, on EST les personnages !

Donc même si ce livre a été une lecture difficile, je me suis complètement immergée dedans pour en ressortir toute chamboulée !

Un énorme coup de coeur !
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Je connais peu l'histoire du Portugal et encore moins l'oeuvre d'António Lobo Antunes. Aussi j'ai abordé le retour des caravelles en moussaillon novice des océans et de ses tumultes.
Comment entrer dans cette écriture foisonnante et baroque sinon par ses tangages, il sera bien temps après cela de s'arrimer aux berges et aux pontons, tenter de respirer, reprendre son souffle… ?
Les tumultes, ce sont plutôt ceux de l'histoire d'un pays, qui tente de trouver son sens entre le début des grandes découvertes maritimes, les conquêtes des terres africaines, durant les XVe et XVIe siècles et 1975 marquant la fin des colonies d'Afrique et leur indépendance : l'Angola, La Guinée-Bissau, le Mozambique.
Le retour des caravelles ne raconte rien moins que la fin d'une période, la décolonisation qui marque le retour des rapatriés d'Afrique et la fin du temps des chimères.
Ce roman puise sa puissance romanesque dans la désescalade, dans une forme de décadence inouïe.
C'est l'âge d'or du Portugal qu'on renverse sur la table, dépouillé, humilié, avachi.
Le retour des caravelles, c'est un retour qui sonne le glas d'une période qui s'achève, à jamais révolue, ce retour a un goût de désastre, de lendemains qui déchantent et de putréfaction. C'est la déroute de ceux qui ont fait la grandeur de ce pays, peut-être sa honte aussi, puisque cette grandeur s'est construite sur le temps des colonisations et du pillage de l'Afrique. On ne va pas faire les malins ici : nous en savons quelque chose nous aussi avec notre histoire de France…
Le retour des caravelles, c'est le retour la tête basse et la queue entre les jambes de ceux qui se croyaient des héros, ils étaient aventuriers, rois, poètes, missionnaires. Ils ne sont désormais plus que des hommes tombés de leur piédestal.
C'est un monde qui grince comme les planches disjointes du pont d'un navire en perdition, ballotté par les vagues.
J'ai été totalement immergé par ce récit d'une écriture hypnotique qui peut passer dans un même chapitre du passé au présent, du « je » au « il », des rives du Tage aux rues les plus sombres de Lisbonne, de la réalité la plus ordinaire aux chatoiements d'un univers onirique hors du commun.
S'il me fallait trouver une image, une seule de ce roman pour vous en délivrer les contours et les stigmates, ce serait celle de cet homme Luis, de retour d'Afrique, sur le quai du port de Lisbonne, adossé au cercueil ou pourrit lentement le corps de son père et contemplant la flamboyance du crépuscule posé sur l'océan.
Chaque chapitre est à lui seul une histoire avec des personnages hauts en couleur qu'on ne peut pas oublier, vestiges de la grande période du Portugal, aujourd'hui errant dans les rues de Lisbonne, hagards, défigurés, n'étant plus que l'ombre d'eux-mêmes.
Passé l'étonnement des premier chapitres, je suis entré dans l'odeur de ce livre, dans la beauté décadente de ces images sensorielles, lumineuses et nauséabondes, dans sa décrépitude…
António Lobo Antunes est cruel et insolent. Il donne à ses fantômes en guenilles où s'accrochent encore frénétiquement les gestes de leurs mulâtresses, les noms de ces héros mythiques qui ont fabriqué cette histoire grandiose et dérisoire à la fois : on retrouve Luis de Camoes, Vasco de Gama, Pedro Alvares Cabral, Fernao Mendes Pinto, Saint François-Xavier, le roi Manuel 1er, devenus ouvriers retraités, vagabonds, proxénètes, joueurs de belotte, vieillards anachroniques, crapules ou pauvres hères réduits à la misère la plus sordide, errant sur les quais d'une ville qu'ils ne reconnaissent plus : une Lisbonne crasseuse et misérable.
J'ai cru même apercevoir Errol Flynn, Gabriel Garcia Lorca, Luis Buñuel
et Don Quichotte de la Manche, déguisés en contrebandiers gitans, se tapant une partie de baby-foot dans le hall de l'Hôtel des Indes et je me suis alors dit : « Berni, il est temps d'arrêter le vinho verde ! ».
Dans cette ironie furieuse, António Lobo Antunes dénonce à sa manière le discours des puissants et prend faits et causes pour le peuple, les laissés pour comptes, ceux qu'on a bernés, mais aussi l'Afrique dépouillée à jamais…
C'est beau la littérature de l'imaginaire quand elle prend l'allure d'une prose poétique incroyablement baroque et furibonde, tordant le cou aux statues les plus solides, les faisant s'écrouler comme des châteaux de sable et laissant sur le rivage le reste d'un cercueil où continuent de pourrir lentement les soubresauts de l'histoire, tandis qu'au loin la beauté décadente et maritime du crépuscule nous tire sa révérence.
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Je fais un bien curieux parcours depuis que je lis les romans d'Antonio Lobo Antunes.
Alors que j'avais été ébloui par le premier lu, le manuel des Inquisiteurs, le second, Mon nom est légion, après un début de lecture enthousiaste, m'est quasiment tombé des mains, j'étais perdu, je n'arrivais pas à me retrouver dans les méandres multiples et incompréhensibles de ce texte.
Et puis, avec celui-ci, le retour des caravelles, je suis à nouveau émerveillé par ce qui n'est pas un récit, mais une série de monologues traduisant les méandres des errements et des pensées de différents personnages.

Et dans une écriture d'une inventivité inouïe. Je l'avais déjà ressentie comme telle dans le manuel des Inquisiteurs, mais ici, c'est époustouflant, virtuose. Ça m'a fait penser à ces génies de la musique, notamment dans le jazz, qui, lorsque vous écoutez leurs oeuvres, ne font que vous surprendre, à vous faire dire « comment a-t-il fait pour trouver cela? ». Et c'est la même chose pour moi avec ces grands poètes, Rimbaud, Char, Jaccottet,et bien d'autres.
D'ailleurs c'est un texte qui est d'autant plus beau qu'on le lit à haute voix, une beauté flamboyante, baroque, pleine de fantaisie et de dérision cruelle, des phrases si évocatrices d'images prodigieuses que l'on n'oublie pas.
Et puis, il y a ce mode de narration vecteur d'instabilité, phrases longues, digressions multiples, passages instantanés du il au je, « voyages » du temps présent au passé (on se transporte d'abord en caravelle puis en avion), simultanéité de différents lieux.

Mais ne croyez pas qu'il s'agit d'un exercice de style, aussi brillant soit-il.
Le choix d'une série de monologues de personnages dans un état de déchéance totale, mais affublés pour beaucoup de noms prestigieux du passé, navigateurs tels Vasco de Gama ou Pedro Alvarez Cabral, Saint François Xavier, etc…qui font des rencontres parfois improbables avec un Garcia Lorca, un Errol Flynn ou un Luis Bunuel, le choix aussi d'une parole furieuse ou sarcastique, c'est fait, on le comprend vite, pour désacraliser, jeter à terre les « statues » d'un Portugal vivant dans le mythe de sa grandeur passée, de son empire colonial, mais dont la réalité, suite, entre autres, à la perte de ses colonies dont la principale, l'Angola au début des années 1960, est qu'il vit dans la misère, la corruption, le déclassement.
A cet égard, je trouve que l'ambiguïté générée par tous ces personnages glorieux du passé qui traversent les siècles, deviennent des pauvres hères, voire des proxénètes, sont décrépits et quasi moribonds, est une idée absolument géniale. Aussi, l'attente improbable du retour du jeune roi disparu Sébastien, comme l'attente d'un Messie, d'un Sauveur, qui clôt le livre, est pitoyable et grotesque.

En conclusion, un récit d'une extraordinaire beauté poétique, un roman baroque et flamboyant, que j'ai ressenti comme l'allégorie de la déchéance inavouée du Portugal.
Dans ce contexte, je lirais bien le cul de Judas du même auteur. Qu'en pensez-vous?
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"Une voisine aux caries remplies d'or, divorcée d'un arpenteur qui mesurait en empans rivières et collines, à genoux, en se trompant dans ses calculs à cause de la tranquillité minérale des crocodiles, avait raconté avec force détails qu'il y aurait des vengeances, des fusillades, des coups de feu, des avis de recherche."
Et oui, tout ce qui est annoncé est dans ce roman, et encore bien plus que ça.
De même que dans les "Lusiades" de Camoens il y a toute l'histoire, victorieuse, des Grandes découvertes, dans "Le retour des caravelles" il y a toute l'histoire, piteuse cette fois-ci, de la décolonisation.
Aux 15ème-16ème siècles, les caravelles sont parties, emportant du Portugal vers l'Afrique d'hardis navigateurs, de téméraires explorateurs, d'ambitieux découvreurs.
Mais après quatre siècles de colonisation et de pillage (et quinze années d'atroces guerres coloniales), sonne l'heure de l'indépendance des anciennes colonies. Et "Le retour des caravelles", ce sont les paquebots et les avions qui ramènent à Lisbonne, hébétés, les ex-colons portugais.
Antunes reconstitue ces destins misérables en leur donnant, avec une ironie cruelle, les noms célèbres de Cabral ou de Vasco de Gama.
Les voici, errant dans Lisbonne, sur les quais, dans les hôtels borgnes, devenus mendiants ou proxénètes.
La traductrice et préfacière nous donne (et heureusement) les références historiques et culturelles nécessaires à qui n'est pas familier de l'Histoire du Portugal. Ici la date-clé est 1975, date de l'indépendance des dernières colonies portugaises : Angola, Guinée-Bissau et Mozambique.
J'ai retrouvé avec plaisir l'écriture foisonnante d'Antunes, toutefois moins foisonnante, moins fiévreuse, moins hypnotique ici que dans d'autres de ses romans.
Traduction fluide de Michelle Giudicelli et Olinda Kleiman.
LC thématique avril 2023 : "Un roman historique"
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Bon soyons clair si on dit 1492, bim Christophe Colomb.... Découverte de l'Amérique
Un peu plus difficile, si on dit 1497, hop Vasco de Gama... Passage du Cap de bonne espérance
Et pour finir si on dit 1500, euhh Pedro Álvares Cabral.... Découverte du Brésil

Et enfin avril 2023, embarquement avec Antonio lobo antunes et son ouvrage "Le retour des Caravelles". Alors certes je n'ai pas découvert l'Amérique, je n'ai pas découvert le Brésil.
Mais j'ai découvert mieux que ça, un auteur que dis-je un Auteur avec un grand A.
Quelle écriture, qui était pour moi inconnue, une profusion d'adjectifs, alternance du sujet Il devient je, une plume qui projette sur la page une écriture ciselée tel l'outil du sculpteur avec lequel aucun repenti n'est possible, un écriture dont la maille est si fine qu'elle laisse peu de place à la respiration.
Je le suis surpris à relire à plusieurs reprises les mêmes phrases, et vous pouvez faire l'expérience : ouvrez le livre à n'importe quelle page et lisez, relisez c'est hypnotique, on se laisse aspirer dans un tourbillon de mots qui semblent par moment incohérents, mais qui s'impriment en vous pour y retrouver une cohérence

"La première fois que Diogo Cão les a vues, c'est quand Sa Majesté a donné l'ordre d'organiser une ligne maritime régulière entre le Portugal et Amsterdam afin d'écouter en Europe les filigranes des orfèvres et la cannelle des Indes, et quand nous avons débarqué avec tous les bateaux indemnes, nous avons trouvé une ville pleine de philosophes polisseurs de lentilles qui circulaient dans les rues sur des
bicyclettes anachroniques. Nous avons vu des frégates argentines et des croiseurs turcs endormis dans le port, des petites vieilles qui regardaient d'un air étonné nos mousquets, nos parements en lin et notre façon de manger avec les mains, et la nuit, en se promenant dans la ville, le découvreur s'est retrouvé sur une avenue pavée de pentagones fluorescents et de reflets de canaux, avec des bars où l'on
buvait du genièvre à chaque porte et des vitrines éclairées qui montraient, renversées sur des fauteuils de chefs de tribus nègres, des femmes arborant des jarretières rouges qui faisaient onduler dans sa direction leurs nageoires de roussette."

D'ailleurs l'auteur le disait lui même : "Ecrire c'est beaucoup de choses, c'est comme un délire contrôlé, qu'il faut organiser d'une façon un peu rationnelle pour que le lecteur puisse entendre et vivre la même chose que vous."

Et dès les premières pages confusions des Caravelles : bateau ou avion. Et bien je vous réponds les 2 mon Amiral. Démonstration :
"Après sept mutineries sanglantes, onze assauts de baleines égarées, d'innombrables messes et une tempête qui avait tout des soupirs de Dieu dans ses insomnies rocailleuses, la vigie avait hurlé Terre, le maître d'équipage fixé sa lunette sur le gaillard d'arrière, et c'était bien la baie de Loanda, inversée par la réfraction de la distance, avec la forteresse Saint-Paul tout en haut, des chalutiers, une corvette de la flotte, des dames qui prenaient le thé sous les palmiers et des planteurs qui se faisaient cirer les chaussures tandis qu'ils lisaient leurs journaux aux terrasses des cafés, sous les arcades.
Et maintenant que l'avion se posait sur la piste à Lisebone, il restait pantois devant les immeubles d'Encarnação, les terrains vagues où se momifiaient des pianos démantelés et des carcasses rupestres d'automobiles, les cimetières et les casernes dont il ignorait le nom, comme s'il était arrivé dans une ville étrangère à laquelle manquaient, pour qu'il pût la reconnaître comme sienne, les notaires et les ambulances de dix-huit ans auparavant."

Alors soyons clairs, des allers-retours entre le livre et l'Histoire du Portugal sont nécessaires afin de replacer les personnages dans leur contexte historique, et là c'est comme les pièces d'un puzzle qui s'assemble et l'on sent s'installer ce qui semble être le retour des colons partis en héros et au final que leur reste t-il : Rien.

"Une fois passées les falaises de la Boca do Inferno sur lesquelles venaient s'empaler des bateaux de pêche égarés sous une pluie de thons et de sardines, ils abordaient à une terrasse de café paisible pour faire un repas d'octogénaires qui, étant donné leur âge, se réduisait à des crêpes, des panades et des purées, après quoi, accroupis sur un rocher, exposés à la haine des bergeronnettes des précipices, ils dissertaient sur les voyages, les talents cachés des Chinoises et les affaires du royaume. le roy Manoel, sa couronne posée sur ses genoux, se grattait le creux de la fontanelle du bout du doigt et se plaignait de cette vie de misère, Ah ! dis donc, mon vieux, tu te rends compte comme on a vieilli sans même s'en apercevoir, tu te rends compte qu'on n'est plus bons à rien, [..]

Un pays qui n'est plus que l'ombre de lui même, bien loin de l'image de ces grands découvreurs dont ils semblent endosser l'identité avec pour point de ralliement "l'Apôtre des Indes", un nom prédestiné.

J'ai toujours été un amoureux des mots et là je doit bien avouer que l'on est gâté. Parmi les mots ceux qui me fascinent sont ceux que la langue française ne parvient pas à traduire et que j'avais un temps notés comme Abbiocco (en italien), qui est ce sentiment de somnolence ressenti après avoir mangé. Beaucoup viennent des langues nordiques ou germaniques pour désigner des actions, de l'extrême orient pour ce qui concerne la spiritualité, et j'ai toujours eu un faible pour ceux qui évoque la nostalgie
Le premier qui me vient à l'esprit c'est bien sur Saudade car il y a dans de livre une nostalgie empreinte de mélancolie, à moins que ce ne soit de la mélancolie empreinte de nostalgie ;
Le second serait Hiraeth originaire du gallois et qui désigne un sentiment de nostalgie d'un endroit où l'on ne peut retourner, ou bien qui ne nous a jamais appartenu, un peu ce que ressente ces héros déchus dans le livre ;
Le troisième Mono No Aware en japonais qui renvoie à la mélancolie qu'on éprouve en prenant conscience que toute chose est éphémère.
Où Beochaoineadh de l'irlandais qui est une plainte, une lamentation douloureuse pour quelqu'un qui est vivant, mais qui est parti. Ne serait-ce pas le cas de ces personnages croisés tout au long de ce livre ?

Une chose est sûre je remercie ceux par qui au cours de cette lecture m'ont fait decouvrir Sielunmaisema, littéralement « paysage de l'âme », qui correspond à un endroit spécial que vous portez dans votre coeur, auquel vous pensez régulièrement, et dans lequel vous vous sentez parfaitement chez vous.

Car ce fut pour moi une véritable rencontre avec cet auteur, une rencontre marquante et remarquable. Qui n'aurait pas été si intense sans Mon Virgile, dans lequel tel Dante j'ai su mettre mes pas et franchir cette porte vers de nouveaux horizons littéraires...

Pour ceux qui ont lu ce livre il me reste une question qui me taraude : Pourquoi Lisebone ? Un N ? Trop de haine dans la Lisbonne que décrit l'auteur ?
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C'est une tragédie que nous conte l'auteur : celle du Portugal, qui fut au XVe et XVIe siècles une grande nation de découvreurs et de colonisateurs avant que le cruel XXe siècle ne sonne la fin de l'empire. Et l'on vit revenir dans un pays qu'ils avaient oublié les colons, fauchés, perdus, méprisés et abandonnés parfois, dans un pays débarrassé de la dictature mais ayant perdu à jamais sa grandeur d'antan. Histoire et présent se mêlent ici intimement, les chronologies s'entrecroisent, les tableaux humains se succèdent le tout dans une langue baroque, maniant le burlesque, les traits cruels, le loufoque et l'humour grinçant. Lobo Antunes est un formidable manieur d'images et de mots. On se demande parfois même s'il n'abuse pas un peu de son talent.
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Pensez que la révolution des oeillets était une immense fête, c'était en 1974 un rêve un peu fou de jeune homme. Des officiers revenant d'Afrique et qui après quinze ans de guerre coloniale prenaient, sans bain de sang, le pouvoir et ne le gardaient pas, le court vingtième siècle ne nous avez pas habitué à cela. Pourtant les longues soirées d'été populeuses sur les places de Lisbonne, pourtant les miradouros où les idées ne finissaient plus de s'échanger, le soleil, la mer... C'était oublier que l'Afrique portugaise avait été un profond et nauséabond « Cul de Judas » et que « l'Exhortation aux crocodiles », ces archaïques et sanguinaires reptiles d'extrême droite, n'y pouvait rien changer, « le manuel des inquisiteurs » au présent ne cessait de s'écrire. L'oeuvre de Antonio Lobo Antunes heureusement, bien des années après, allait nous pousser littéralement dans ce marigot reptilien de l'histoire que nous avions alors si peu vu !
Pourtant, si nous nous promenions, enfoncés dans la profonde banquette de la grosse voiture avec chauffeur du Consul de France, c'est bien que nous avions été les victimes insignifiantes des troubles fomentés par les salazaristes. Nous étions pieds nus, sans argent, sans papier, sans voiture. On nous croyait morts, assassinés, nous étions vivants, alors le consul nous exhibait dans un grand hôtel de Lisbonne. Nous étions perdu dans le hall du Palace. Avec quelques barbudos, lors d'une autre révolution, un de nous se souvenait en riant qu'il avait pissé sur de grandes glaces toutes pareilles. Lors de notre promenade consulaire, nous avions vu ne doutant de rien l'interminable défilé des émigrants rentrant au pays. Nous avions eu le droit à un commentaire visionnaire, diplomatique et abracadabrantesque, nous l'écoutions à peine. Nous étions bien loin, il est vrai, de la déchirante histoire des rapatriés d'Afrique au lendemain de la décolonisation telle qu'elle a été écrite par Lobo Antunes dans « le retour des caravelles ».
Dans ce livre il y a une prodigieuse mixtion des éléments contemporains de la décolonisation et des éléments appartenants aux XVe et XVIe siècles conquérants, une symbiose des personnages qui sont à la fois les lointains héros des grandes découvertes et les très présents anti-héros du retour au pays. Lisbonne est une terre de fiction où les caravelles côtoient les pétroliers et les chars à boeufs de la construction des Hiéronymites les cars des corpulents touristes. Les personnages du « Retour des caravelles » sont des êtres déchus, névrosés et parfois cyniques, ils sont toujours des métaphores des temps présents. Ainsi, Pedro Alvares Cabral n'est pas le célèbre navigateur qui découvrit le Brésil mais un être profondément déprimé. Il atterrit comme bien d'autres à l'Hôtel « Apôtre des Indes » et livre sa femme métisse, ce qui n'est pas sans importance, à la prostitution. Vasco de Gama, simple ouvrier retraité passionné de cartes, évoque jusqu'à la folie, avec un Manuel 1er de carnaval, un passé définitivement révolu. Diogo Cao navigateur emblématique, à la recherche de chimériques nymphes, perd très métaphoriquement dans les poubelles lisboètes tous les fleurons de l'empire. Luis Camoens, tout en écrivant ses célèbres poèmes, traîne le cadavre de son père assassiné par l'UNITA. On l'aura compris, ce fardeau n'est rien d'autre que la métaphore de l'empire portugais perdu.
L'auteur veut rompre avec un passé mystificateur et paralysant, un passé au service d'un nationalisme réducteur qu'il rejette. Il n'hésite donc pas à prendre le parti de l'irrévérence. Manoël de Sousa Sepulvéda, capitaine dépeint comme un amoureux fou de sa femme dans « Les Lusiades », est transformé sans ménagement en un proxénète lisboète. François Xavier, missionnaire canonisé, est aussi violemment traité. Il est l'infect violeur souteneur doublé du marchand de sommeil de « l'Apôtre des Indes ». Pour désacraliser le passé, Lobo Antunes ne manque pas également d'humour. On croise Don Quichotte cheval de course, Miro vieillard en jogging, Errol Flynn pirate, Pessoa bureaucrate ou Lorca et Bunuel contrebandiers gitans. Dans un ultime chapitre, le romancier dénonce une dernière fois l'illusion mortelle d'un retour possible à un passé glorieux du Portugal. Les magnifiques pages de la fin, qu'il faudrait citer, montrent des malades agonisants, hallucinés qui attendent au milieu des touristes et des pêcheurs le retour du roi Sébastien.
Les thèmes de Lobo Antunes dans ce roman sont comme toujours la guerre, le mensonge, l'hypocrisie, la folie et l'absurdité du monde. Les rapatriés portugais, de retour dans un pays qu'ils ne connaissent pas, sont dépeints comme des êtres physiquement et moralement détruits. Ils ne sont cependant jamais méprisés. le récit est tout emprunt, au contraire, d'une grande humanité. Les personnages sont prisonniers de leur histoire, broyés par elle. Ils sont incapables de démêler les mythes de la réalité. L'auteur ne distingue donc pas, comme nous l'avons vu, le passé du présent. Il n'y a pas à la manière classique de ligne droite dans ce récit mais des cercles concentriques. Il n'y a pas d'avantage d'intrigue, d'histoire, il n'y a que le foisonnement sensuel de la vie. Entrer dans un roman de Lobo Antunes c'est entrer dans un maquis carnivore qui vous happe et vous déroute. le lecteur dans ce texte si intelligemment construit éprouve littéralement les sensations de ces êtres névrosés.
« Une oeuvre d'art s'écrit toujours dans une langue étrangère » disait Proust. La langue de Lobo Antunes est formidablement inventive et inspirée. le romancier utilise un nombre considérable de moyens littéraires dans ses textes et c'est un vrai bonheur de lecture. Je ne résiste pas à citer deux hypallages : « Ils allaient jusqu'au quai, poussés par la curiosité tatouée des indigènes » et « Un garçon de café en veste blanche dont la cirrhose du néon mettait en relief les taches». Sa langue baroque et foisonnante, comme une magnifique fenêtre manuéline, relève de la pure poésie. Comme le souligne dans sa belle introduction Michelle Giudicelli, l'auteur n'hésite pas à bouleverser la structure habituelle de la phrase, à la rendre interminable ; il fait alterner le style direct et le style indirect, il passe brutalement de la troisième à la première personne ; il joue avec l'orthographe des mots ; il utilise avec bonheur un nombre considérable d'images insolites ; il varie les vocabulaires… « Un livre ne se construit pas avec des idées mais avec des mots » nous dit Lobo Antunes. Il n'y a pas chez lui un mot inutile, tout fait sens.
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