Philippe Jaccottet, le discret poète vaudois entre dans la Pléiade. Son oeuvre, d'une chaleureuse présence, évoque le lyrisme de Schubert.
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AU PETIT JOUR
I.
La nuit n'est pas ce que l'on croit, revers du feu
chute du jour et négation de la lumière,
mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux
sur ce qui reste irrévélé tant qu'on l'éclaire.
Les zélés serviteurs du visible éloignés,
sous le feuillage des ténèbres est établie
la demeure de la violette, le dernier
refuge de celui qui vieillit sans patrie...
II.
Comme l'huile qui dort dans la lampe et bientôt
tout entière se change en lueur et respire
sous la lune emportée par le vol des oiseaux,
tu murmures et tu brûles. (Mais comment dire
cette chose qui est trop pure pour la voix ?)
Tu es le feu naissant sur les froides rivières,
l'alouette jaillie du champ... Je vois en toi
s'ouvrir et s'entêter la beauté de la terre.
III.
Je te parle, mon petit jour.
Mais tout cela ne serait-il qu'un vol de paroles dans l'air ?
Nomade est la lumière. Celle qu'on embrassa
devient celle qui fut embrassée, et se perd.
Qu'une dernière fois dans la voix qui l'implore
elle se lève donc et rayonne, l'aurore.
"Dans les rues d'une ville" (1650-1952)
Car il y a une justesse de ton essentielle â la poésie [...] ... Peut-être même est-ce la justesse de ton qu'il faut poursuivre d'abord. [...]
Il m'a semblé parfois [...] que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie, n'était faite que des moments pour lesquels j'avais cru trouver une expression un peu juste ; comme si devenir poésie, si peu que ce fût, leur conférait plus de réalité, où, plus précisément encore, les révélait, les fixait, les accomplissait. Sans doute survivaient-ils déjà d'une certaine manière dans le souvenir ; mais la parole leur ajoutait quelque chose qu'elle était seule à pouvoir leur donner, une valeur, et une espèce de privilège. [...]
Ainsi, lorsque j'écrivais, et simplement dans l'effort de chercher cette justesse de voix qu'on ne peut sans doute espérer trouver que très tard, où alors par grâce, au lieu de me ressentir comme une eau en perpétuelle fuite, comme un évadé poursuivi par lui-même et jamais rattrapé, comme une demeure ici en construction et là démolie, j'avais enfin l'impression de retenir tout ce qui fuyait de moi, de regrouper les troupes égaillées de mes heures, où de faire halte à l'intérieur d'un mouvement éperdu. Bien loin donc de m'apparaître comme une évasion, la poésie me semblait reprise en main, concentration, accomplissement (ou plutôt, bien entendu, effort dans ce sens).
Contre et avec les mots. Que les mots aient leur autonomie, l'écrivain ne peut pas en douter. Il n'en a pas plutôt énoncé un que déjà celui-ci intervient et s'impose, tout comme une nouvelle connaissance qu'on avait délibérément choisie, et qui ne trouve rien de plus pressé que de vous amener tous ses amis. On a tôt fait d'être envahi d'intrus, et ce qu'on voulait dire disparaît à leur profit. Le combat est inégal, les mots étant aussi sûrs d'eux-mêmes que l'écrivain est hésitant, embarrassé de problèmes, paralysé par la timidité, exposé à mille tentatives, où simplement paresseux et vite contenté.
En revanche, il peut tirer parti de cette vivacité, de cette indépendance, de ce qui lui résiste. Parmi les mots qui s'attirent ainsi les uns les autres, parmi les figures inattendues que forment, contre son gré, les règles de la grammaire, de la syntaxe et de la rhétorique, il en est qui peuvent l'enrichir. L'équilibre est difficile. Autorité et soumission, attention et distraction alliées conduisent ainsi, à force de patience, à... mais à quoi ? De même que l'eau étale d'un lac devient nuage, neige, source et rivière, tournant en un cercle de métamorphoses comme celle qu'élève la noria dans le ciel d'Espagne, de même ici, peut-être, le travail poétique aboutit à la transformation d'une vie d'homme en paroles. Toute personnelle, inégale, périssable, cette vie ; et ces paroles, communes, sereines et relativement durables.
Les peintres de la Renaissance, redécouvrant la grâce de l'Antique, avaient peuplé les lieux où ils vivaient de nymphes, de temples en ruine, satyres et de dieux. J'étais sensible au pouvoir troublant de leurs Bacchanales, à la sérénité de leurs Parnasses : on aurait dit qu'à travers ces oeuvres, nos rêves les plus tendres et les plus ardents prenaient une force et un charme accrus en se rattachant à ces images déposées au fond du souvenir ; et le même pouvoir était dévolu aux noms anciens dans la prose et la poésie des écrivains de ce même temps. C'étaient les éternelles figures du Désir qui, au lieu de surgir fragiles, perdues, spectrales, dans l'isolement du présent, s'étaient ornées de parures en apparence seulement étrangères, enveloppées ou nourries de mémoire, paradoxalement rajeunies de s'être baignées dans les plus antiques fontaines. La douloureuse distance du Temps, ces figures l'enjambaient comme une arche irisée ; ou plutôt, la changeaient en profondeur brillante et familière ; d'une rupture, elles faisaient un lien... (Paysages avec figures absentes, p. 474-475)
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent
(l'ignorant)
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Savez-vous qu'on peut tout à fait lire l'Odyssée sans avoir lu l'Iliade ? Cet extraordinaire poème est l'ancêtre de tous les grands romans d'aventure et d'initiation. Et il est d'une modernité incroyable.
L'Odyssée existe dans de très nombreuses éditions, je vous recommande la traduction magnifique de Philippe Jacottet, en poche, aux éditions La Découverte.
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