Pour ce que nous en savons, nos interrogateurs sont peut-être déjà dans l’avion, ou même en train de passer la douane, d’éplucher des annuaires, de payer des bateliers qui les emmèneront en amont sans délai, ils ne manqueront pas d’embarquer avec leurs téléphones satellitaires et autres PalmPilots, balises GPS, dictionnaires bilingues, guides Lonely Planet, comptes de frais illimités, pistolets automatiques, Dexédrine, cartes Visa, antidiarrhéiques, Xanax, cocaïne, notifications des actions en propriété intentées par NLog Communications, ainsi que quelques cartouches de Marlboro destinées au troc. Ils arriveront probablement à destination, mais nous n’y serons pas. À la place, ils trouveront ces récits qui racontent des endroits où nous avons été et ce que nous avons vu.
En lieu et place de nous-mêmes, nous faisons don des écrits qui suivent, d’abord par simple respect pour le pénible voyage qui fut celui de chaque agent, mais avec l’intuition aussi des doutes qui furent les siens, et en signe de compassion pour les dépendances multiples, impitoyables, qui affectent l’émissaire envoyé en mission de violence.
J’ai posé le petit-déjeuner sur la table, je lui ai versé un deuxième café, puis je suis allé chercher mon ordinateur portable. J’ai commencé à rédiger un e-mail collectif à l’attention d’un réseau assez informel de personnes avec lesquelles j’étais en contact depuis que le gouvernement de notre pays avait changé. Nous communiquions par le biais d’une série de clés et de portes dérobées électroniques qui différaient nos échanges ; mais dès le milieu de la matinée, mes soupçons étaient confirmés. Ils avaient tous reçu la même lettre.
Elle provenait de la Sécurité intérieure, un groupe de gens que nous avions fini par baptiser les « idiots de la lumière », tant ils étaient éblouis par leur dieu. Ils comptaient dans leurs rangs des individus qui glorifiaient les ravages de la publicité et les duperies des campagnes de relations publiques comme autant de voies vers la rédemption. La lettre était aussi passée par la division de l’Égalité économique : cette branche du ministère du Commerce, nous les appelions les « exécutants de la loterie », qui, eux, étaient tout occupés à faire l’article des effets apaisants et salutaires d’une pratique régulière de la consommation. Elle portait enfin l’insigne doré en forme de serre d’aigle de la Delta Confederacy, un contingent de groupuscules citoyens chapeautés par des formateurs du bureau de la Sécurité intérieure.
Les auteurs de la lettre nous informaient du besoin national et persistant de réformes démocratiques. Chacun d’entre nous se voyait averti de l’irritation générale que suscitait nos travaux, et instruit du désir qu’avait le gouvernement de nous en entretenir.
Le nom du dirigeant à l’origine de la lettre – deux pages soigneusement imprimées sur un papier vergé couleur crème et paraphées au stylo bille rouge – faisait un peu froid dans le dos. Je me suis assis pour guetter l’arrivée d’autres e-mails. Nous ne nous attendions pas à ça, du moins pas à une approche aussi frontale.
Nous ne sommes pas optimistes. Invisibles coolies, nous grignotons peu à peu la façade d’omnipotence et de vertu, mais, que ce soit à nos propres yeux ou à ceux des autres, nous ne sommes que des dissidents inefficaces. Nous n’avons rien trouvé contre la tyrannie qui n’ait déjà été écrit, dansé, chanté à pleins poumons dix mille fois. La somnolence, la grande surdité, voilà ce qui signe nos problèmes. L’illettrisme. Cet appétit féroce pour le divertissement, pierre angulaire désormais de la vie de notre nation. Dans le divertissement, on rencontre les sourds. Dans le divertissement absolu, on découvre le refuge de l’illettrisme.