« Retrorsum volantem » est une formule latine désignant la lévitation à rebours pratiquée par Saint Joseph de Cupertino au XVIIème siècle, sur laquelle revient
Blaise Cendrars dans «
Le lotissement du ciel ». En commençant «
L'ami arménien », l'avant dernier roman d'
Andreï Makine, après avoir découvert l'auteur à travers son dernier opus, «
L'ancien calendrier d'un amour », j'ai songé à la formule reprise par
Blaise Cendrars pour décrire la transe mystique qui s'emparait d'un moine qui lévita en présence du pape Urbain VIII.
Si ce rapprochement incongru doit au constat d'une lecture à rebours de l'oeuvre du plus sibérien des écrivains français, il tient en réalité à la qualité de l'écriture de l'auteur, une écriture ciselée et délicate, qui semble échapper à la pesanteur, et convoque cette sensation d'une forme de lévitation littéraire.
« Inconsciemment, je l'imitai, plissant mes paupières et découvrant au fond de mon regard l'image exacte, ineffaçable, de ce que je venais de voir. Une femme marchait dans la poussière d'un chemin et, soudain, levait les yeux sur moi. Oui, ineffaçable : tant d'années après, sous mes paupières closes, elle avance encore, dans la lumière des jours dont plus aucune trace ne subsiste. »
Cette phrase, comme tant d'autres, illustre ce sentiment d'apesanteur qui accompagne la lecture d'
Andreï Makine. Dans sa préface du « Moine noir » d'
Anton Tchekhov,
Daniel-Rops utilise la formule suivante : « La pointe extrême de l'art est de sembler se supprimer soi-même et de passer tout à fait inaperçu ». En découvrant cette phrase, j'ai immédiatement songé à l'écriture épurée, dénuée d'artifices, et d'une simplicité déconcertante de
Makine. Et je pense que tout comme
Tchekhov, il réussit ce prodige propre aux grands auteurs, qui parviennent à rendre invisibles les fils qui tirent les marionnettes, et confèrent à leur oeuvre une forme d'évidence.
L'intrigue de «
L'ami arménien » se situe au début des années soixante-dix. Si Staline est mort, « les constructeurs d'un avenir radieux » continuent d'accomplir le terrible destin communiste de la Russie, en forgeant un homme nouveau dans des orphelinats aux allures de prison et en enfermant les dissidents dans des prisons aux allures d'enfer terrestre.
Le narrateur vit dans un orphelinat de Sibérie, et prend la défense d'un adolescent de son âge, Vardan, persécuté en raison de sa différence et de sa santé fragile. Ce geste marque le début d'une amitié indéfectible entre un orphelin et un jeune arménien au coeur pur. le héros va rencontrer grâce à Vardan la communauté arménienne qui s'est installée entre l'orphelinat et la prison, dans un quartier déshérité surnommé « le Bout du diable ». Cette petite communauté est venue soutenir ses proches emprisonnés à 5 000 kilomètres de leur patrie, dont le procès doit bientôt avoir lieu.
A travers la fréquentation des proches de Vardan, de sa mère Chamiram et de la belle Gulizar venue soutenir son mari détenu dans la prison attenante, le narrateur rencontre la famille qu'il n'a jamais eue. Il découvre le sens de l'hospitalité, et les coutumes des membres de ce « royaume d'Arménie » miniature. Il découvre aussi le souvenir indélébile du génocide arménien de 1915 qui continue de hanter ces perdants magnifiques qui sont les véritables héros du roman.
Vardan, «
l'ami arménien » rongé par un mal inconnu, nommé « maladie arménienne », transmet au narrateur une vision du monde mêlant poésie et sagesse.
« A présent, j'y vois (...) cette vérité simple que, grâce à lui, j'avais fini par comprendre : nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort - dans un jeu d'ombres, agité et verbeux, considéré comme unique vie possible. Notre vie. »
Devenu le le protecteur de son camarade maltraité, le jeune orphelin entrevoit, à travers le regard décalé de Vardan, une autre manière d'appréhender l'existence. Il découvre la poésie d'un vol d'oiseaux migrateurs dans le ciel sibérien, et comprend qu'il est possible de sortir du cercle qu'ont dessiné les planificateurs froids des « lendemains qui chantent ».
«
L'ami arménien » est un hommage aux oubliés de l'Histoire, aux humbles au destin fracassé par la violence inouïe des Ottomans et des communistes, une manière de se souvenir de ces gens de peu qui n'ont que leur dignité à opposer aux « faiseurs de l'Histoire ».
La force du roman repose dans son absence de pathos, dans la nostalgie nimbée d'une étrange douceur qui émane de l'écriture limpide de son auteur. Comme dans «
L'ancien calendrier d'un amour »,
Makine mêle avec maestria l'histoire de ses protagonistes à l'Histoire avec un grand H. A travers le regard du narrateur, qui se confond parfois avec celui de son ami Vardan, l'écrivain évoque le destin cruel d'un peuple balloté au gré des vents mauvais de l'Histoire. «
L'ami arménien » nous invite ainsi à ne jamais oublier le tragique de l'Histoire, qu'il s'agisse du génocide commis par les Ottomans en 1915 ou des millions de morts causés par le communisme, au nom de l'avènement d'une « Internationale du genre humain ».