Utopie pour les esclaves d'hier et dystopie pour leurs maîtres d'autrefois,
L'Île des Esclaves est une pièce morale, voire un manuel de savoir-vivre à l'usage, entre autres, d'une noblesse qui ne sut, hélas, pas assez lire entre les lignes pour s'éviter des « désagréments » futurs ! La pièce est créée en 1725, c'est-à-dire quelques décennies avant l'ouragan de 1789.
Que s'y passe-t-il dans cette île où ont échoué des maîtres et des esclaves ? Un inversement des statuts : les maîtres seront à leur tour esclaves quand les esclaves prendront l'habit des maîtres. Il s'agit, ainsi, de guérir les anciens maîtres de leurs penchants tyranniques sur le personnel !
Seulement voilà, on ne s'improvise pas maître après des années de servitude –jusque dans les penchants amoureux d'ailleurs, car une maîtresse ne saurait s'enticher d'un esclave, comme Arlequin s'en rend compte en abandonnant ses espoirs d'être aimé d'Euphrosine. Arlequin et Cléanthis finissent par l'admettre, qui pardonnent à leurs maître et maîtresse, lesquels explosent de gratitude. Tout est bien qui finit bien.
Pas exactement, car l'on peut craindre – même si l'histoire ne le dit pas – que, revenus chez eux, les maîtres reprendront leurs habitudes hégémoniques.
Le personnage de Trivelin a beau conclure en ces termes, on est habité par le doute : « vous avez été leurs maîtres et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres et ils vous pardonnent ; faites vos réflexions là-dessus. » Autre rêve impossible. Mais au temps de
Marivaux, il y a peut-être encore l'espoir que la raison l'emporte sur le rang. La guillotine règlera de manière plus tranchée ce problème, car l'asservissement conduit inexorablement aux excès, pas toujours justifiables, la Vendée en sait quelque chose !
C'est donc là un texte d'exception qui traite de l'inégalité avec une gravité légère qui n'en est pas moins profonde. Enfin, quel bonheur que de lire de si belles lettres françaises !