Ce bel ouvrage aux tons bleu sombre à noir en passant par quelques zones de couleurs intenses, jaune, verte ou rose vif et à la couverture au toucher « duveteux », « soyeux » et agréable, propose une approche différente des lieux communs habituels sur les drogues et leurs usagers.
Il nous invite au travers une préface de Frédéric Orobon, riche en questionnement sur, notamment, la liberté individuelle, l'action des pouvoirs publics (au niveau de la sécurité), la responsabilisation des usagers, la notion et le concept de « drogues et plaisirs », la dépendance, le contrôle de soi, l'usage des plaisirs comme apprentissage, la dépénalisation et la notion de « risques acceptables », le rôle de la drogue dans notre société occidentale en regard de certains continents ou pays du monde qui les considèrent comme un accès à la « connaissance » à la sagesse… il nous invite donc, à reconsidérer notre vision des choses, au-delà des préjugés usuels, à développer une vision « neuve », sans être systématiquement dans le jugement et les aprioris.
C'est aussi, une approche « artistique » au travers des « cahiers photographiques » (commande de l'association Première Ligne) de Max Jacot qui nous donne à voir des images dédoublées, fractionnées, morcelées, décalées, avec des couleurs vives, des flous et des superpositions, accompagnées de textes à la présentation stylisée : cela raconte le bouillonnement et l'agitation de notre société « moderne ».
On y voit des silhouette, des mains, des personnages de dos, pas de visages entiers par respect évident de l'anonymat des usagers. Ces images et ces textes leur redonne pourtant une « existence », une reconnaissance et une dignité en les « humanisant » (en faisant correspondre et en montrant des photos concrètes de véritables « gens » par opposition et/ou en complément des concepts énoncés et des dissertations abstraites sur le sujet).
Il rassemble aussi 16 témoignages : de ceux qui fréquentent le site « Quai 9 » à Genève, de riverains, de professionnels, de consommateurs, de proches. En donnant la parole aux habitants du quartier aussi, le livre tente de relativiser les aprioris et de réduire l'écart existant entre l'opinion générale et la réalité des usagers.
L' association « Première Ligne » (initiatrice du projet « Quai 9 »), dont l'auteur, Martine BAUDIN en fut la présidente de 2010 à 2018, propose des prestations d'écoute, d'accueil, de soutien au quotidien pour gérer la dépendance ; de prévention (hygiène et conseil techniques sur la consommation) ; des soins de santé primaire en cas d'overdose par exemple et une permanence « psy » ; du matériel stérile pour la consommation et un espace sécurisé pour la consommation sous surveillance d'un professionnel. Elle a aussi plusieurs « missions » : celui de promouvoir les comportements de prévention, d'encourager le maintien du lien social avec la limitation des situations d'exclusion ; celle de rétablir les contacts avec les personnes en rupture avec les services sociaux et médicaux (Source : premiereligne.ch).
Ce projet intéressant et ambitieux ne se lit pas comme un roman. Il mérite réflexion, retour en arrière, relecture, analyse attentive des images et de leurs interprétations possibles. Cet ouvrage questionne, nourrit la réflexion, et pousse à la recherche d'éléments complémentaires sur le net.
La combinaison des trois formes de présentations : essais, témoignages et photos artistiques, brise l'effet rébarbatif que pourrait avoir la succession des « essais » qui ne sont pas forcément à la portée du lecteur lambda, et le « montage » des trois formules compose un ouvrage artistique à part entière et à lui seul. L'originalité qui s'en dégage (par son format aussi) éveille immédiatement la curiosité et fait naitre le besoin d'en « savoir plus » sur la question et d'aller « plus loin ».
Pour finir, j'évoquerai le fait que le livre aborde le sujet des différentes drogues par le prisme de la marginalisation et l'exclusion sociale puisqu'il s'agit de la présentation du projet « Quai 9 ». Certes ces usagers doivent être « aidés » et soutenus prioritairement. Mais qu'en est-il du concept du « toxicomane « mondain » ou du « businessman » ? Est-il mieux toléré parce qu'invisible ? le « public » développe sans doute plus d'indulgence pour cette catégorie de « drogués » car « ceux-ci n'ont pas le visage de la détresse sociale généralement associée à la toxicomanie ». Je me posais cette question au passage, mais tel n'est pas l'objet de ce superbe ouvrage qui m'a « ouvert les yeux » sur un monde dont je ne suis pas familière et qui m'a fait considérer les choses sous un angle novateur loin des clichés habituels.
Merci aux
Editions La Baconnière et à la Masse Critique de Babélio pour cette découverte édifiante et passionnante !
Vous trouverez plus de détails sur mon site (notamment des informations sur l'association Première Ligne et le projet "Quai 9 à Genève):
Lien :
https://www.bouquinista.net/..