Citations sur Sur l'eau (40)
Pour sortir du port, il nous fallait louvoyer entre les tartanes et les goélettes ensommeillée. Nous allions d’un quai à l’autre, doucement, traînant notre canot court et rond qui nous suivait comme un petit, à peine sorti de l’œuf, suit un cygne.
Raymond affirme que nous aurons vent d'est, Bernard tient toujours pour l'ouest et me conseille de changer d'allure et de marcher tribord amures sur le Drammont qui se dresse au loin. Je suis aussitôt son avis et, sous la lente poussée d'une brise agonisante, nous nous rapprochons de l'Esterel. La longue côte tombe dans l'eau bleue qu'elle fait paraître violette. Elle est bizarre, hérissée, jolie, avec des pointes, des golfes innombrables, des rochers capricieux et coquets, mille fantaisies de montagne admirée.
De toute la côte du Midi, c'est ce coin que j'aime le plus. Je l'aime comme si j'y étais né, comme si j'y avais grandi, parce qu'il est sauvage et coloré, que le Parisien, l'Anglais, l'Américain, l'homme du monde et le rastaquouère ne l'ont pas encore empoisonné.
Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu'ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.
L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas plus fait pour l'homme, par cette simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux bâtons, que l'inventeur des fortifications modernes ?
La guerre !... se battre !... égorger !... massacrer des hommes !... Et nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l'étendue de science et le degré de philosophie où l'on croit parvenu le génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d'hommes innocents, chargés de famille et sans casier judiciaire.
J'aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l'homme dort encore et que s'éveille la terre. L'air est plein de frissons mystérieux que ne connaissent point les attardés du lit.
C’est le calme, le calme doux et chaud d’un matin de printemps dans le midi ; et déjà, il me semble que j’ai quitté depuis des semaines, depuis des mois, depuis des années les gens qui parlent et qui s’agitent ; je sens entrer en moi l’ivresse d’être seul, l’ivresse douce du repos que rien ne troublera, ni la lettre blanche, ni la dépêche bleue, ni le timbre de ma porte, ni l’aboiement de mon chien. On ne peut m’appeler, m’inviter, m’emmener, m’opprimer avec des sourires, me harceler de politesses. Je suis seul, vraiment seul, vraiment libre. Elle court, la fumée du train sur le rivage ! Moi je flotte dans un logis ailé qui se balance, joli comme un oiseau, petit comme un nid, plus doux qu’un hamac et qui erre sur l’eau, au gré du vent, sans tenir à rien. J’ai pour me servir et me promener deux matelots qui m’obéissent, quelques livres à lire et des vivres pour quinze jours. Quinze jours sans parler, quelle joie !
J’aime le ciel comme un oiseau, les forêts comme un loup rôdeur, les rochers comme un chamois, l’herbe profonde pour m’y rouler, pour y courir comme un cheval et l’eau limpide pour y nager comme un poisson.
Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais un glas funèbre. Le maigre promeneur d’hier ne passe plus sous votre fenêtre et voilà tout. Si vous vous étonnez de ne le plus voir et vous inquiétez de lui, le maître d’hôtel et tous les domestiques vous répondent avec un sourire qu’il allait mieux et que, sur l’avis du docteur, il est parti pour l’Italie. Dans chaque hôtel, en effet, la mort a son escalier secret, ses confidents et ses compères.
Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d’attirer les romanciers, qu’il le serait pour un marchand de farine d’élever des rats dans son magasin.