Le Néphilim

La veille, mille interrogations s’étaient bousculées dans son cerveau tourneboulé, créant une pagaille monumentale, les contradictions se chevauchant l’une l’autre, s’emmêlant comme un nid de couleuvres, un désordre de certitudes s’opposant à une confusion en clair-obscur. Finalement, la fatigue avait fini par l’engloutir dans le sommeil, un havre de paix bienvenu pour endiguer le flot tempétueux de ses pensées. À son réveil, il avait les idées plus limpides. L’intérêt de la pisteuse de Västeras pour leur arrangement se résumait à l’usage qu’elle ferait de lui sur le champ de bataille. Seule la guerre avait motivé sa décision. Elle s’était conformée aux nécessités d’usage pour pouvoir le revendiquer de plein droit uniquement dans cette perspective. La propriété d’un néphilim n’avait, d’ordinaire, d’autre but chez les humains que la jouissance charnelle, mais il était fort probable qu’elle ne le toucherait jamais autrement que pour des raisons pratiques dénuées de toute concupiscence. Cela convenait parfaitement à Asher. Bien que la femelle ne soit pas vraiment repoussante, l’humiliation de partager sa couche lui serait au moins épargnée.

Les bersekers s’étaient élancés les premiers sur la plaine, une arme aussi lourde qu’eux dans chaque main, épées et haches principalement. Ils ne portaient ni armure, ni bouclier, seulement vêtus de la peau de l’animal qu’ils incarnaient. D’après ce qu’Asher en savait, il y avait les ours, les loups et les sangliers. Leur carrure massive ; tous mesuraient deux mètres au bas mot ; leur regard fou, leurs cris bestiaux, insufflaient la peur dont eux-mêmes étaient totalement dépourvus. En réalité, dans leur transe furieuse, la part d’humanité en eux avait disparu, laissant la place à une rage sanguinaire, animale, exacerbée par le rite et la drogue, leurs sens et leur nature transformés pour ne devenir plus qu’un instinct primaire, une lutte farouche entre la vie et la mort. Le matin même, rendant leur culte à Odin, dieu parmi les dieux, ces créatures mi-bêtes, mi-hommes avaient longuement mastiqué entre leurs mâchoires carrées, une espèce de champignon à la texture étrange, jurant de mourir l’arme à la main, et de se retrouver au festin des braves pour boire l’hydromel au Valhalla, une walkyrie dans chaque bras. Pour ce qui était de mourir au combat, sûrement seraient-ils exaucés plus vite que prévu.
Venait ensuite la cavalerie, aiguillonnant la mêlée par les flancs, rasant tout sur son passage à la vitesse de l’éclair, décapitant les têtes imprudentes, tranchant les membres exposés, semant sur son passage destructeur, mains, bras, jambes, pieds, et bien d’autres choses encore.

Asher soupira. Il déploya ses grandes ailes noires et planta son regard embrasé dans le sien, dans une invitation muette. Freydis plissa le front, semblant évaluer le pour et le contre, clairement réfractaire à la proposition, mais devant sa situation précaire finit par abdiquer. Et, oubliant tous ses préjugés, ses résolutions, sa répulsion évidente, elle se leva, le rejoignit sans plus oser le regarder dans les yeux, et vint se lover dans son giron. Elle se pelotonna aussi près de son corps qu’il lui était possible, cherchant sa chaleur, le visage enseveli dans le torse d’Asher comme une autruche chercherait à fuir la misère de peur d’être rattrapée par le sort. Alors il rabattit ses ailes sur eux, drapant la petite humaine fragile dans un cocon de plumes chaud et doux, la protégeant de la rigueur du froid. Freydis frissonna une dernière fois sous les rémiges duveteuses, poussa un long soupir de bien-être, et s’endormit aussitôt. Et là, dans cette masure intemporelle, leurs deux cœurs se calquèrent l’un sur l’autre, ne faisant plus qu’un, leurs pulsations ronronnèrent dans un rythme lent et apaisé, dans une alchimie unique et parfaite, déraisonnable, absurde, mais réelle. Asher se laissa dériver à son tour dans les limbes du sommeil.

— Alors son nom est Asher. Il ne me l’a jamais confié. Il ne m’a même jamais adressé la parole. Je ne connaîtrai jamais le son de sa voix. Comment est-elle sa voix ? Est-elle douce ? gémit le proxénète encore stupéfait de sa défaite si éclatante.
— Elle est profonde et grave, lui accorda Freydis.
— Magnus a dit que son propriétaire n’avait jamais su le dresser. Et que c’est pour cela qu’il était si rebelle et sauvage. Mais il répond au son de ta voix. Et son visage, enfoui dans ta cuisse, sans entrave... Assoiffé, et pourtant, il ne te mord pas.