Une vie de marin en quelques phrases. Tout l'art du raccourci de Prosper Mérimée, dans sa seule nouvelle maritime. Elle raconte une révolte d'esclaves dans un transport du commerce triangulaire qui finit tragiquement. Mais le tragique est déjà dans le transport. Et les deux protagonistes, le capitaine négrier Ledoux et le marchand d'esclaves noir Tamango, s'affrontent dans ce récit éponyme saisissant.
Le texte est à mettre entre toutes les mains, celles des scolaires en particulier, pour l'apprentissage du style par la vertu d'une langue épurée, pour l'usage de l'ironie (capitaine Ledoux, navire l'Espérance, par antiphrase...), mais aussi pour la connaissance d'une époque qu'éclaire un riche sous-texte.
Mérimée s'inspire sans doute de l'affaire de "la Vigilante", bâtiment nantais de 240 tonneaux, avec, à bord, 345 esclaves au moment de sa capture en 1822 par une brigade anglaise au milieu d'un escadre de négriers dans la rivière Bonny . La presse rapporte l'affaire en 1823 en forme de plaidoyer anti esclavagiste.
En 1822, la traduction du livre de Thomas Clarkson : "La Traite des Noirs ou Cri des Africains contre leurs oppresseurs européens" fait grand bruit. Les récits de Mungo-Park sont évoqués. Mérimée y reprend la référence à Mama-Jumbo (mumbo-jumbo) observée en pays mandingue (Sénégambie), invoquée par les hommes pour garder leurs épouses soumises.
Le plan du "Brooks", navire négrier de Liverpool, où sont entassés dans l'entrepont, sur la tranche comme des sardines, 454 noirs, dans des conditions qui n'enfreignent même pas la règlementation, inspire le capitaine Ledoux qui ironise aussi sur l'image d'un esclave enchainé, légendée de la formule "Ne suis-je pas un homme et un frère ?" (Am I not a man and a brother ?) qu'il traduit cyniquement : "les nègres, après tout, sont des hommes comme les blancs" pour justifier l'aménagement rationnel de l'espace carcéral permettant "aux esclaves de taille raisonnable d'être commodément assis ; et quel besoin ont-ils de se lever ? « Arrivés aux colonies, disait Ledoux, ils ne resteront que trop sur leurs pieds ! »".
Une nuance de doute, à peine formulée : "Il mouilla dans la rivière de Joale (je crois) ..." donne au récit de Mérimée un statut particulier. L'auteur perd, par cette seule mention, son statut de démiurge omniscient. Le "je crois" trahit un récit qui n'est pas de première main, mais sans doute raconté, avant d'être restitué. A cet instant et sur ce seul point, la mémoire de Mérimée est imprécise. Cette incise institue la possibilité d'un témoin, d'un enquêteur, ayant réuni tous les éléments qu'il livre à Mérimée pour en faire sa nouvelle. Cette fêlure du dispositif narratif laisse passer, comme un rai de lumière, une profondeur qui éclaire la fabrication (le "making of") de l'histoire. C'est le procédé que saura exploiter Joseph Conrad avec le personnage de Charles Marlow, honorable correspondant qui donne au récit son sceau d'authenticité. Qui peut bien être le Charles Marlow de Mérimée ? Il n'y a sans doute pas de réponse à la question. L'effet est produit, comme une dernière touche du peintre. C'est le détail qui compte.
L'art de la nouvelle doit remonter à l'âge des cavernes : une histoire racontée autour du feu, puis autour d'un verre, dans une taverne... La nouvelle se distingue du conte par son ancrage dans la réalité, sans renoncer toujours au fantastique. Depuis le Décaméron, le genre fait florès. Mérimée, au 19e siècle est un prince de la nouvelle. Ils sont nombreux, autour de lui, à illustrer le genre, de Flaubert à Maupassant, de Huysmans à Théophile Gautier , de Barbey d'Aurevilly à Villiers de l'Isle-Adam.
Sur un navire, les oeuvres mortes désignent la partie de la coque hors de l'eau. Les oeuvres vives désignent la partie immergée, sous la ligne de flottaison. Tamango, qui n'est pas la plus connue des nouvelles de Mérimée, n'en est pourtant pas la moindre, dans ses œuvres mortes comme dans son sous-texte qui constitue ses œuvres vives essentielles à la lecture comme à la navigation.
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