Ce roman, le deuxième de
Modiano, publié en 1969 est court mais sa relative complexité en fait un objet littéraire très intéressant. On comprend pourquoi
Modiano a fini par être récompensé du prix Nobel de Littérature si on compare
La ronde de nuit à un
roman sur le même thème de la trahison, comme par exemple celui de
Sorj Chalandon,
Mon traître, certes très agréable à lire mais écrit de manière si traditionnelle qu'il ne soutient pas la comparaison.
Comme souvent (toujours ?) chez
Modiano, nous voici plongés dans le Paris occupé des années 40.
La ronde de nuit est une plongée quasi documentaire au sein du milieu de la collaboration, peut-être la première dans l'histoire du roman français. On peut reconnaître derrière les personnages du roman des protagonistes réels de cette période, qu'ils portent leur vrai nom comme le docteur Petiot, tueur en série, ou l'ancienne athlète Violette Morris devenue gestapiste zélée, ou que leurs noms soient légèrement modifiés comme le chef de la gestapo française Henri Lafont (Henri Normand dit le Khédive dans le roman) ou son compère Pierre Bonny (devenu Pierre Philibert).
Modiano recrée de façon très vivante les soirées indécentes où se retrouvent ces personnages. La référence du titre au célèbre tableau de Rembrandt est particulièrement pertinente. le tableau n'est pas du tout statique et figé et montre, derrière les deux personnages principaux situés dans la lumière au centre de la toile (comme le Khédive et Philibert chez
Modiano), les membres d'une milice d'arquebusiers d'Amsterdam absorbés dans leur propre action comme le font les personnages du roman lorsqu'ils sont tous rassemblés dans le salon d'un bel appartement du XVIème arrondissement . Et le clair-obscur du tableau s'applique particulièrement bien à l'ambiance du roman.
Le narrateur est le personnage principal, agent double écartelé entre son engagement dans la Gestapo et son appartenance à un mouvement de résistance, qu'il finit par trahir. Mais cette narration n'est pas du tout linéaire. Au début du roman, le ‘je' n'est pas employé comme si c'était écrit par un observateur neutre alors que le narrateur est pourtant bien présent dans les scènes décrites. Tout au plus,
Modiano utilise un ‘on' général à la troisième personne lorsque son personnage principal donne son point de vue. Cela crée une certaine incertitude qui fait que le lecteur met du temps à bien comprendre qui est qui dans cette histoire. L'incertitude, typiquement modianesque, vient aussi des mouvements dans le temps. le roman débute de manière linéaire par une soirée chez les collabos mais fait ensuite des sauts dans le temps. Incertitude également lorsque
Modiano introduit régulièrement deux personnages Coco Lacour et Esmeralda : on ne sait pas s'ils sont le produit de l'imagination du narrateur ou s'ils font ‘réellement' partie du récit.
Le titre lui-même peut être lu dans des sens différents, en plus de la référence au tableau de Rembrandt. Il peut désigner à la fois la surveillance nocturne du gardien, et fait alors référence à la police et à l'ordre, mais aussi la danse circulaire, et fait alors référence à un désordre et à un dérèglement.
Au-delà de l'intérêt de ses aspects formels, le roman brille aussi par la lumière posée sur le profil et les motivations du narrateur. On sait que
Modiano est fasciné par l'occupation et le parcours mystérieux qu'a pu y avoir son père. le narrateur apparaît comme un être fragile, faible , sans réelle volonté, pris dans l'engrenage du Mal par le résultat du hasard. C'est un personnage ambigu : attiré par l'argent et les produits de luxe mais aussi soucieux d'assurer le futur de sa maman, trahissant par faiblesse mais prêt à affronter la mort sans mollir, mal à l'aise en société, souffrant quasiment de phobie sociale, mais suffisamment charmant pour qu'il y trouve sa place sans difficulté. Fondamentalement le personnage principal m'apparaît comme un enfant qui n'aurait pas encore grandi ou qui aurait refusé d'assumer ses responsabilités d'adulte. La régression infantile touche même Hitler qui dans un court passage est décrit par
Modiano en train de sucer son pouce !