Joyce Carol Oates est une autrice qui force l'admiration par son impressionnante bibliographie, généralement des pavés. Ces romans ne laissent pas indifférents, soit par la force de leur style, souvent glauque et dérangeant, soit par la qualité des intrigues ou par le choix et l'étendue des thèmes, portrait d'une société américaine divisée.
Ici, le format est inhabituellement court, l'autrice se concentre ainsi sur l'ambiance particulièrement pesante, frappant de ses mots pour parler de sujets qui lui sont chers : les thèmes de l'enfance ravagée et du sentiment de culpabilité chez l'enfant
, des violences conjugales et de la condition des femmes.
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Depuis la disparition de ses parents dans des circonstances inconnues alors qu'elle avait seulement cinq ans, Abby se réveille chaque nuit terrorisée par les mêmes cauchemars, où elle se voit enfant, seule, errant dans un champ verdoyant jonché de crânes et de squelettes humains semblant danser au milieu des hautes herbes. Les cauchemars sont si vifs et si précis qu'ils semblent davantage des souvenirs refoulés.
« Dans le rêve il n'y a que le moi enfant, son moi le plus authentique, sans défense, tout comme un chevreuil nouveau-né est sans défense, même dépourvu d'odeur.
Sans défense comme une enfant abandonnée par sa mère.
Sans défense comme une enfant qu'une tante a prise chez elle par pitié après que ses parents l'ont abandonnée. »
Devenue adulte, ses problèmes semblent résolus, mais la veille de son mariage, Abby est à nouveau aux prises de ces affreux cauchemars. Au lendemain de sa nuit de noce, l'esprit distrait par les rêves de la nuit, elle se fait renverser par le bus qu'elle venait à peine de quitter.
Alors qu'Abby est allongée sur son lit d'hôpital, son mari, Willem, se demande s'il s'agit d'un accident ou d'une tentative de suicide. En effet, il ne sait que peu de choses sur la femme qu'il vient d'épouser. Il n'a jamais rencontré aucun membre de sa famille. Son passé lui est inconnu et toute question s'y rapportant est source de malaise et de silence. Même son prénom ne semble pas être le sien.
« Tout ce qui m'arrive de mal, je le mérite.
Je ne mérite rien de ce qui m'arrive de bien. »
Abby se remet lentement de ses blessures. Souvent endormie, ses rêves en toile de fond nous font remonter le cours du temps : les fils temporels s'entrelacent, le présent et le passé s'imbriquent. D'autres voix se font entendre se mêlant à la sienne, permettant de lever le voile sur les terribles secrets qui entourent la disparition de ses parents. On comprend mieux les fêlures cachées de la jeune femme qui a construit son histoire sur des non-dits, l'absence de mots et d'explication des adultes.
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Ce titre est très révélateur de l'atmosphère de ce roman, l'autrice nous manipule, brouille les pistes jusqu'aux dernières lignes. Car qui poursuit qui ?
Poursuite, ce sont ces terribles cauchemars qui l'assaillent et la tourmentent.
Poursuite, ce sont les blessures psychologiques d'une enfant trop jeune pour comprendre
la violence verbale, psychologique et physique quotidienne dont elle est témoin.
Poursuite, c'est le sentiment de responsabilité et de culpabilité de cette fillette.
Mais
Poursuite, c'est aussi un « jeu » pervers, celui d'un chat et d'une souris
, celui d'un homme mauvais qui s'en prend à une femme.
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Entre tragédie de l'enfance et drame social, roman d'amour et thriller psychologique,
Joyce Carol Oates réussit le tour de force d'imprimer à son roman une atmosphère voilée et obscure où se diffuse un sentiment d'étrangeté, d'incertitude et de menace. Elle nous emprisonne dans cette tragédie familiale où dominent le silence et la fureur.
Le récit se construit lentement, laissant le suspense monter graduellement. On pénètre dans le quotidien de la fillette et l'intimité de ses parents. le mystère se découvre peu à peu, révélant les raisons de ses cauchemars, de son manque d'assurance, de ses peurs, de ses silences.
Sans jamais tomber dans le mélodrame, la narration est soigneusement maîtrisée, entretenant le sentiment que le temps et l'espace s'unissent autour de ces cauchemars inquiétants qui isolent et fragilisent la jeune femme. L'écriture de l'autrice est précise, efficace, tendue, sombre, percutante, entièrement vouée à l'analyse psychologique de ses personnages, à leurs émotions, à leurs sentiments, à leur errance. On a l'impression d'entrer dans la tête des personnages.
Le rythme s'accélère jusqu'à la dernière ligne droite qui a fini de me déstabiliser.
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Récit d'une enfance volée, d'un traumatisme et d'une culpabilisation, ce roman psychologique d'une profonde noirceur sociale se concentre sur moins de 300 pages.
Il m'a plu par son écriture impudique, son format serré, son histoire touchante mais aussi troublante, la psychologie fouillée de ses personnages. Mais la lecture a été aussi pour moi, par moments, inconfortable par son atmosphère anxiogène et tragique, par son écriture implacable sans aucune trace d'humour permettant de reprendre son souffle, par la force de la narration qui creuse les liens familiaux, décortique et dissèque la complexité des émotions et des sentiments.
Une sorte de « Je t'aime, moi non plus ».
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Je remercie tous mes compagnons pour cette aventure commune, la lecture de J. C. Oates s'est enrichie de la multiplicité de nos regards.