Joyce Carol Oates nous immerge dans l'Amérique profonde, ni celle d'hier, ni celle de demain, celle d'aujourd'hui, à la fois si lointaine et si proche de nous, si tragiquement humaine.
Je dois avouer que j'ai failli à de nombreuses reprises abandonner ma lecture parce que ma conscience de lecteur était « comme blessée par de minuscules éclats de verre » à l'instar de celle de Naomi, la fille du médecin assassiné, malmenée par le deuil et le chagrin, la perte du père, l'abandon de la mère, la haine pour l'assassin, pour la cause de l'assassinat, pour le sens et le non-sens de tout et particulièrement de cet acte et des conséquences qu'il entraîne, des malaises qu'il révèle. Mais je n'ai pas cédé à ma paresse, et j'ai bien fait.
Ballottant le lecteur d'un univers à l'autre, d'un chagrin à l'autre, le roman est construit sur le face à face des d
eux familles, celle du coupable et celle de la victime, celle du charpentier-couvreur, pasteur raté, criminel accompli, entièrement voué à la mission qu'il affirme avoir reçu de Dieu, et celle du médecin brillant, biologiste, obstétricien, entièrement voué à la cause de l'avortement qu'il pratique. Les d
eux familles en miroir dressent le tableau d'un clivage entre d
eux pans de la société radicalement opposés et incompatibles. Même si les dernières lignes du livre proposent une réconciliation inattendue et partielle, il semble impossible d'envisager toute réconciliation.
D'une part, cette division est enracinée dans l'histoire et la culture de la société américaine qui s'est constituée à partir d'elle, en fonction d'elle. C'est une guerre souterraine inhérente à la fondation même des États-Unis d'Amérique, que la grand-mère Madelena définit très clairement dans un passage clé du roman :
« En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l'idéaliste, d'un homme désintéressé, c'est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l'ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis – cette guerre est là depuis toujours - . Les rationalistes parmi nous ne peuvent l'emporter, car le penchant américain pour l'irrationnel est plus fort, plus primordial et plus virulent. » (p.624)
Ce clivage, la littérature et le cinéma américains en véhiculent magistralement le mythe, comme le combat entre le bandit sanguinaire et l'avocat futur sénateur dans L'homme qui tua Liberty Valence de
John Ford. Mais, entre le criminel et l'homme de loi, le cow-boy violent et génér
eux, vient prendre en charge et à son compte la responsabilité de la violence nécessaire pour éliminer le mal. Ainsi, la résolution du clivage est-elle fantasmée dans une figure d'humanité ambivalente qui transcende la discorde. de même, dans le roman de
Joyce Carol Oates, l'étreinte finale
de la boxeuse et de l'artiste réconcilie les contraires dans un face à face où les protagonistes agissent comme malgré elles : « la décision avait été prise pour elles. » mais il n'y a pas de complément d'agent.
D'autre part, une incohérence patente signale que ce clivage est plus complexe qu'il n'y paraît. Qui est l'idéaliste ? Qui est le rationnel ? Qui est l'irrationnel ? Ce sont des questions sans réponse possible, pire, ce sont des questions sans issue. le modèle de la société américaine n'est pas à d
eux pans mais à trois : rationnel – idéaliste – irrationnel, et cette trinité est celle de la civilisation occidentale. Tout l'effort des démocraties occidentales est de faire fusionner, s'embrasser le rationnel et l'idéaliste, toute l'habileté totalitaire, religieuse ou laïque, est de combiner idéalisme et irrationalité ; et c'est cela qui emmène Luther Dunphy jusqu'à son crime, mais c'est aussi cela qui conduit Gus Verhooes à la provocation, à l'imprudence, à l'oubli de ses responsabilités familiales.
Toute cette problématique, qui n'est, à mon sens, pas propre aux États-Unis, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il y a d
eux logiques tragiques et destructrices en oeuvre au coeur du roman : la violence comme mode d'existence et l'incapacité de formuler une parole de transmission.
Aux États-Unis, la violence est fondatrice. Elle l'est aussi dans ce roman où nul ne peut exister hors de la violence. La violence physique : de l'accident mortel à l'exécution en passant par le meurtre ; de la violence conjugale à la violence spectacle qu'incarne Dawn Dunphy dans sa carrière de boxeuse ; de l'agression banale au règlement de compte. Mais aussi la violence morale, de la
trahison au mensonge ; de l'abandon au refus d'aimer, de vieillir, de pardonner. Tout est violence et chaque personnage, selon son éducation et son mode de vie, existe ou tente d'exister dans et par cette violence. Les paysages, les villes, les foyers des personnages sont
eux-mêmes entachés de violence, des univers où le silence même est violence.
Cette omniprésence de la violence condamne la parole et rend impossible la transmission, la discussion, le débat, la connaissance, la reconnaissance. Dans le roman, toute parole fiable est impossible. le mari ment à sa femme. La mère ne peut plus parler à ses enfants. Les enfants ne peuvent plus parler à leur mère, ne peuvent plus se parler entre
eux. La parole de Dieu est détournée. La parole du prêtre est falsifiée, la parole de l'entraîneur sportif est mensongère, la parole des association est pernicieuse, enflée et délétère, la parole des témoins est floue, la parole de la justice est boiteuse comme en témoigne l'annulation du premier procès et les reports multiples de l'exécution, jusqu'à l'annonce officielle à laquelle il manque des lettres…
Alors on se cogne inexorablement au vide d'une parole défaillante et, comme les personnages dans leur vie, on n'avance pas : le récit revient sans cesse à ce triste jour de novembre 1999 qui ouvre le roman où toute parole est absente et où seuls résonnent les cris, les vitupérations, les gémissements et surtout le silence ; un silence qui ne nous lâche plus et qui préside encore la « consolation finale » de la conclusion. Ni héros, ni martyrs, seulement des personnages aphasiques et paralysés dans leurs existences, emblématiques d'une société qui fabrique massivement ses secrets, une société du mensonge et de la dissimulation ; une société qui a mûri trop vite, qui a vieilli prématurément et dont la conscience collective reste coincée dans l'enfance, prise au piège de ses rêves et de ses mirages.
Bien loin des clichés et des masques de façade que nous transmettent les médias, le roman de
Joyce Carol Oates nous permet de mi
eux comprendre cette société américaine et d'approcher de sa véritable complexité, d'en mesurer aussi, au-delà des différences, sa proximité avec la nôtre.