Une poésie étourdissante traverse cet essai d'un homme qui sait qu'il va mourir et qui laisse les meilleurs sentiments qui emplissent son âme et la submerge guider sa plume. On aurait tant aimé voir se prolonger à l'infini ces douces et âpres réminiscences qu'il nous raconte pour notre plus grand plaisir avec une impression de vie exceptionnelle, mais n'est-ce pas le meilleur de lui-même qu'il nous livre là avec cette tonalité unique qui précède la mort. Il s'arrange avec elle pour n'en point paraître ; j'y vois comme chez
Le Clézio dans Sa Chanson bretonne cette idée de se défendre là d'écrire de la nostalgie, ici des mémoires ou des souvenirs d'enfance et de jeunesse, cette suprême élégance qui les trahit comme le dernier baroud d'honneur auquel se livre
Stefan Zweig dans le Monde d'hier dont parle d'
ailleursJean d'Ormesson. Il fait même plus que d'en parler puisqu'il semble emporter avec lui ce monde d'avant pour lequel il a la modestie de penser qu'une mort inéluctable qui se rapproche renvoie tout simplement aux souvenirs de la vie avec l'illusion que le monde qu'on laisse fut mieux. Il est bien vrai qu'il nous invite à le penser.
Il a dû bien rigoler le jour où il reçut le prix Rousseau pour ce livre, lui que les jurys de prix littéraires avaient boudé toute sa vie durant alors qu'il fut un des grands esprits contemporains à défendre la littérature. On peut y voir même du cynisme quand dans le même temps les plumitifs se répartissaient les honneurs et les rôles indûment. Il est certain qu'avec lui, on y voit le monde d'avant dans ce livre remarquable quand le monde de demain nous prépare a du produit industriel pasteurisé , quand le noble effort de l'homme se transforme en jambonneau reconstitué !..
Je n'ai franchement pas envie de faire le pitch de ce livre, écume d'une vie passionnée, est-il possible de le faire d'
ailleurs, c'est typiquement le genre de choses qui ne passe pas au laminoir ? J'ai plutôt envie de le citer, alors voici :
"Il y a des rôles magnifiques et de grands acteurs. Et il y a des utilités. Tous les acteurs sont égaux. Mais il y a des vedettes dont on se souvient longtemps. Des acteurs comme
Homère,
Platon, Alexandre le Grand, Gengis Khan, Rembrandt,
Shakespeare,
Goethe,
Napoléon Bonaparte,
Chateaubriand, tolstoï,
Proust,
Churchill, Staline ne sont pas oubliés. Nous avons en mémoire leurs gestes et leurs répliques. Leur talent. Leur génie.." (Page 432)
".. Avec des séjours brefs et très doux, malgré la dureté des temps, au lycée
Blaise-Pascal et au lycée Masséna. L'hypokhâgne, puis le khâgne du lycée
Henri IV, c'était autre chose : une sorte de paradis et, en même temps, d'enfer. A Munich, à Bucarest, à Rio, au cours Hattemer par courriers interposés, à l'école
Bossuet, à Clermont-Ferrand, à Nice j'étais presque toujours premier ou deuxième - sauf en cosmologie..- sans me donner trop de mal. A
Henry IV, tout à coup, au milieu de petits génies venus d'un peu partout avec de grandes espérances, je me retrouvais, stupeur et désespoir, parmi les derniers. Je souffrais beaucoup. Je serrais les dents. Je commençais à me demander ce que je faisais là. J'ai lu récemment je ne sais plus où qu'une jeune fille brillante, habituée en hypokhâgne à être toujours première et tombée en khâgne au rang de deuxième, avait tenté de se donner la mort. J'aurais pu la comprendre. Attisé par un monde en feu dont nous ne savions pas grand chose, le chagrin se mêlait à l'exaltation.." (Page 133).
Perso, c'est un prof de philo, un homme d'esprit, qui a basculé dans le privé, devenu mon directeur, qui un jour lisait "
Jean qui grogne, et Jean qui rit, alors que j'en concevais une vue assez détachée. Il le lisait n'importe où, entre la poire et le fromage, etc, qu'il finit par me donner le goût de lire
D Ormesson. Il n'eut besoin de m'en dire juste deux mots et de l'ouvrir à la page qu'il lisait, son influence m'était tellement grande .. Mon cher Jacques, qui a rejoint le paradis blanc, D'Ormesson est notre trait d'union ..