L’incertitude, presque une angoisse, se mêlait ainsi à l’aisance et à la facilité. C’était comme si nous continuions à nous servir d’un code dont nous risquions toujours d’avoir perdu la clef.
J’étais alors un garçon ni outrageusement bête ni prodigieusement intelligent, ni beau ni laid, ni bon ni méchant. J’attendais tout de la vie sans vouloir trop la brusquer et je partageais à peu près également mon temps entre le sommeil, le plaisir et le travail. C’étaient le Champo le soir, les moleskines rouges des cafés, les nuits passées sur les notes prises à notre place par un abruti zélé, les croissants le matin, le printemps le long de la Seine et les noyaux des cerises crachés des parapets où nous étions assis. Je ne songeais beaucoup ni à la mort, ni à Dieu, ni au sens de ma vie et je prenais comme ils venaient les jours d’une existence qui ne me paraissait point entamée. J’attendais. J’étais plutôt gai et assez insolent, avec quelques sautes d’humeur, et je m’amusais des femmes sans chercher à les retenir.
Je voulais faire durer mon angoisse parce qu'elle faisait durer mon espérance.
J'appris que j'aimais Béatrice en apprenant que j'allais souffrir. Et cet amour et cette souffrance qui me frappaient en même temps, il me semble aujourd'hui que je compris aussitôt, sans oser me l'avouer, qu'ils n'auraient pas de fin.
Je me grisais d'un désespoir dont je ne voulais pas savoir si je le ressentais ou non. Je nous regardais vivre, je regardais mourir un amour.
L’amour n’est rien d’autre que la torture par l’espérance. Lorsque nous souffrons parce qu’un être nous quitte, sans doute souffrons-nous d’abord parce que nous sommes seuls, mais aussi et surtout parce que nous espérons sans certitude qu’il nous reviendra un jour. Voilà pourquoi la jalousie est si souvent pire que la mort de l’être aimé.
Ce que cherche l’être atteint comme je l’étais par une douleur imprévue, encore que prévisible, c’est une issue à cette situation étouffante où tout est barré de tous les côtés. Il veut cesser de souffrir, mais il ne veut pas oublier. Il veut savoir, mais tout ce qu’il apprend ne nourrit son imagination que pour le faire souffrir davantage.
Béatrice ne m'appelait pas. Je résistais à l'appeler. J'avais mal. je dormais. J'allais au cinéma. Je travaillais, peu et mal, en pensant à elle. L'amour, c'est ça. Ce n'est pas toujours, hélas ! comme le voudrait une belle définition, "ce qui se passe entre deux êtres qui s'aiment". C'est surtout un vide, une absence, un chagrin solitaire ; c'est cette idée derrière la tête, à laquelle, malgré ce que je viens de dire, on ne pense pas tout le temps mais qui est tout le temps présente parce que son objet est absent.
Je vais enfin me rendre justice : j'ai horreur de diminuer ceux que je n'aime pas et même ceux que je déteste. C'est une preuve de bassesse que de ne prêter que des défauts à ceux qu'on a des raisons de ne pas apprécier. Je trouve volontiers mille qualités physiques et même morales à mes ennemis et à mes rivaux. Riccardo me plut presque.
La vérité, x'est que je m'acharnais malgré tout à croire qu'elle m'aimait encore. L'entêtement de l'amour est incroyable. Comme toute passion, l'amour malheureux se refuse avec une obstination admirable à s'incliner devant les faits. Je ne négligeais pas pourtant les indications trop généreuses que me fournissait Béatrice. J'en tenais le plus grand compte au contraire. Mais je les interprétais. Et toujours dans le sens qui nourrissait mes espoirs. je partais de l'idée, avec une obstination d'ivrogne, qu'elle voulait me cacher son amour pour se défendre contre moi.