Les souvenirs affluent avec cette eau.
Ils glissent comme des gouttes à la surface des feuilles, le long des troncs, imbibent la terre, pénètrent et suivent le tracé des racines jusqu'aux recoins les plus secrets, là où la mort et la vie poursuivent leur dialogue millénaire.
On ne pouvait plus se confier, même entre amis ; la franchise valait son pesant de chaînes depuis que, d'une manière ou d'une autre, les masques paraissaient trop crispés pour être honnêtes. C'était toujours Un tel qui avait dit qu'Un tel avait dit à Un tel... Mais qui, Un tel ? En fin de compte on ne savait jamais au juste et les gens se rabougrissaient de peur, rentraient dans la coquille du silence, serrant les fesses, fermant les yeux.
Cette chose triste, d'avoir des yeux pour rien ! Moi qui aimais tellement la lumière, me voilà en exil. J'aurai beau retourner mes veines refaire le chemin de mon sang, je sais maintenant qu'au bout de mes yeux, il n'y a qu'une longue nuit vide. Le soleil brille ailleurs. Mon cœur a froid. La vie ne donne plus sur mon visage. Il ne me reste qu'à me souvenir des choses que j'ai connues. Je deviens moi-même une chose.
Il fallait faire attention, ne rien gaspiller, tirer le maximum de ce qu'on avait. Un sou était un sou. La vie refermait sa paume sur les gens. Alors ils se débattaient farouchement pour tenter de s'échapper sans une plainte toutefois, les yeux secs et durs, les mâchoires serrées. Lorsqu'ils ne pouvaient plus lutter, ils se couchaient, se dépêchant de mourir pour ne pas encombrer les autres d'un corps inutile.
On jouait à faire semblant, comme les enfants : tu serais un vrai homme et moi je serais une vraie femme, et tu me verrais et tu tomberais amoureux de moi et moi de toi, et nous aurions une vraie maison avec des enfants dedans, des bêtes dehors, des fleurs autour, et tu serais le papa et moi la maman, et puis on s'aimerait toute la vie et puis et puis...