On a l'impression de connaître
1984 sans même l'avoir ouvert. On sait notamment que ce roman fondateur du genre de la dystopie plonge son lecteur au coeur d'un régime totalitaire régissant ses sujets jusque dans leurs moindres cellules grâce à un appareil de surveillance absolu et un monopole sur l'édiction de la vérité – dans une langue réduite pour mieux cantonner les esprits à ce qu'ils ont le droit de concevoir… Il n'est jamais trop tard pour bien faire, j'ai eu envie de me faire ma propre idée sur ce classique avant d'en découvrir les adaptations BD parues à l'occasion de l'entrée de l'oeuvre d'Orwell dans le domaine public.
Bien m'en a pris ! La réputation immense de ce roman avait beau le précéder, il ne m'en a pas moins bluffée. D'abord pour le talent avec lequel
George Orwell nous fait ressentir ce que signifie vivre dans un régime totalitaire. Pour brosser le décor et refermer sur nous un appareil d'État implacable, l'auteur anglais s'inspire des pratiques de répression, de propagande, de culte de la personnalité et de terreur des régimes totalitaires de son époque (les personnages qui « s'évaporent » dans le roman font par exemple penser à ces photos soviétiques retouchées pour faire disparaître des personnalités tombées en disgrâce). J'ai été impressionnée par sa capacité à restituer les fondements non seulement politiques, bureaucratiques et institutionnels du totalitarisme, mais aussi les mécanismes sociaux, psychologiques et cognitifs. Visionnaire, Orwell anticipe également des innovations technologiques susceptibles d'être mises au service d'un tel régime, comme les télécrans omniprésents permettant à Big Brother d'abreuver ses sujets d' « informations » tout en les tenant à l'oeil. La littérature n'est pas en reste, donnant de l'épaisseur à cet univers, en restituant leurs odeurs, textures, saveurs et couleurs insipides jusqu'à nous en donner des frissons.
Mais pourquoi s'infliger cela alors que les temps sont déjà aussi moroses ? (m'interrogea mon mari en me voyant ouvrir ce livre) Et bien figurez-vous que contre toute attente, je me suis sentie réconfortée en mesurant soudainement les libertés incommensurables dont je jouis à chaque instant, même à l'ère des restrictions anti-Covid : aimer, exercer la profession de chercheuse, cultiver mon jardin secret, caresser la couverture d'un beau livre, savoir que je peux à tout moment ou presque laisser libre cours à ma mauvaise humeur, rêver sans limites, déguster un verre de vin… Autant de charmes dont la saveur prend une dimension nouvelle après la lecture de ce livre.
Toujours est-il qu'au moment où on ne s'y attend plus tant le monde semble verrouillé par Big Brother, surgit magnifiquement le romanesque, l'humain, l'espoir qui vous prend à la gorge et vous fait vibrer malgré vous. Mon exaltation a alors été à la mesure de mon accablement à la lecture de l'éprouvante troisième partie, mais avec laquelle
George Orwell développe sa réflexion glaçante jusqu'au bout, restant totalement cohérent par rapport aux prémisses de son roman. Nous interpellant en mettant en lumière tout ce qui, de la désignation de boucs émissaires à la manipulation des chiffres et des informations, en passant par des restrictions de libertés qui pourraient paraître insignifiantes, contribue à fonder l'oppression.
Un roman incontournable et inoubliable, plus actuel que jamais.