Orhan Pamuk écrit « long ». Il est peut-être étrange de commencer par cette considération, mais elle explique certaines qualités et certains défauts du livre.
Pénétrer dans le récit demande la patience d'un arpenteur de labyrinthe, continuer exige parfois la persévérance d'un coureur de fond. L'écriture de Pamuk est à la fois foisonnante et aride. C'est un conteur dont la phrase s'enroule sur elle-même avec des complexités serpentines – le traducteur a souffert si l'on se rapporte à quelques lourdeurs de traduction – le détail est riche et la description scrupuleuse. Cependant, à force d'annotations, de récits dans le récit, de mises en abyme, la clarté du style et du propos s'efface devant la pesanteur de la construction et de l'érudition.
Revenons à l'histoire. Un homme revient à Istanbul après des années de pérégrination. Il était secrétaire au service de pachas, chefs de guerre et gouverneurs de provinces lointaines. Il retrouve son oncle qui l'a chassé douze ans auparavant quand il a su son amour pour sa fille, Shékuré. Après tant de temps, les choses ont bien changé : le Noir est devenu un homme déterminé, l'Oncle un vieillard obstiné et manipulateur, et Shékuré une belle veuve décidée à s'émanciper par un nouveau mariage. Voilà pour le trio de premier plan. Ensuite, viennent les trois peintres qui gravitent autour de l'Oncle, commanditaire zélé d'un livre d'enluminures qui sera offert par le Sultan aux Vénitiens : Olive, Papillon et Cigogne. Puis, s'avancent sur le théâtre d'ombres les personnages secondaires, Esther l'entremetteuse, Hassan le beau-frère amoureux de Shékuré, Hayriyé la servante. Ajoutons trois meurtres qui sont les bornes temporelles du récit : le livre s'ouvre sur le meurtre de Monsieur Délicat, l'enlumineur, le point de retournement de l'histoire est l'assassinat de l'Oncle et le récit se clôt avec la fin violente du meurtrier.
le propos de Pamuk prend des allures de parabole. Sous la Turquie d'hier, nous trouvons les turpitudes de la Turquie d'aujourd'hui. le hodja d'Erzurum, prédicateur illuminé dont les bandes hantent les rues d'Istanbul, figure assez bien le péril islamiste. Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans la confrontation de l'Orient à l'Occident, de la tradition à la modernité, dans la tension entre la sclérose des modèles et la brutalité de leur imposition. La question posée est celle du déclin d'une civilisation. Pamuk choisit de transposer le débat dans la Turquie du 16ème siècle. Les maîtres de l'enluminure dans l'atelier du Sultan suivent la grande tradition léguée par l'école d'Hérat ou les peintres chinois. Leur peinture, aussi belle soit-elle, obéit à des règles strictes, dictées par la religion, l'esthétique et la tradition. Toute évolution possible, toute originalité, est bannie par le carcan que se sont imposé les artistes eux-mêmes. Une femme sera toujours représentée sous les canons de la beauté chinoise et le regard de Dieu organisera la perception stéréotypée des peintres. Mais l'empire ottoman, si puissant et si riche, se tourne vers de nouvelles frontières, non plus orientales mais occidentales. le choc culturel des deux civilisations va alors se décliner dans le regard d'un homme – l'Oncle envoyé comme ambassadeur auprès du doge de Venise qui découvre la peinture de la Renaissance et repart contaminé – puis dans celui de son équipe d'artistes, partagée entre fidélité à la tradition et nécessité de « recréer » et, enfin, dans le peuple dans son entier, symbolisé par la belle Shékuré qui rêve que l'on fasse un jour son portrait.
Orhan Pamuk ne répond pas à la question du « Que faut-il faire face au déclin ? ». Il se contente de constater presque cliniquement la décadence d'un art enfermé dans des critères qui ne sont plus ceux de la création, mais ceux de la perpétuation. Il montre aussi la violence qui accompagne le changement, une violence inévitable car elle provient d'un rapport de domination et de sujétion. Une lueur d'espoir demeure tant qu'on laisse aux hommes la liberté de maîtriser leur avenir. Lorsque le Sultan commande un livre novateur, il permet cette liberté et l'encourage. Lorsque son successeur brise la grande horloge envoyé par la reine Élisabeth d'Angleterre, il ferme la voie à toute évolution possible et renvoie l'individu à la violence.
À maintes reprises, une image symbolique extrêmement forte revient dans le récit, celle du peintre à qui l'on crève les yeux ou qui se crève les yeux. le pouvoir aveugle ceux qui le menacent ou refusent de lui prêter allégeance, mais l'artiste lui-même s'aveugle quand il refuse l'irruption de la modernité au profit de la tradition.
La saison d'hiver est la saison préférée de Pamuk. Un décor qui sied à la dureté des coeurs et à la noirceur des hommes. Une saison qui donne aussi à la mélancolie la pureté d'un diamant. Par contraste, elle exalte le rouge, les lueurs d'un brasero, les lèvres d'une bouche aimée, le sang où circule la vie.