Impressions un peu plus contrastées pour ce deuxième séjour à Gormenghast, dont je ressors néanmoins toujours sous le charme des lieux.
Il faut dire que le premier tiers du livre m'avait déjà irrémédiablement ensorcelé : j'y avais retrouvé un
Mervyn Peake au sommet de son art, enchaînant les passages sublimes avec une facilité affolante, voltigeant entre les spectres du passé et les rêveries d'un jeune enfant : le nouveau comte d'Enfer, Titus. Cette beauté d'ensemble en viendrait presque à dépasser les meilleurs moments du tome 1 (pourtant déjà magistral).
Cependant, par la suite,
Mervyn Peake s'écarte dans un long chemin de traverse qui me convainc moins, avec une romance humoristique qui tend à phagocyter le récit. Certes, cela permet à Peake de déchaîner son humour particulier, mélange de grotesque et de tendresse pour des personnages ridicules, si bien qu'il parvient même à toucher à une forme de vérité sur les relations amoureuses. Toutefois, j'aurais aimé qu'il use de son énergie créatrice pour nous faire explorer davantage d'aspects de la vie à Gormenghast, et ne délaisse pas complètement certains personnages (Fuchsia, par exemple, s'avère très peu présente dans ce deuxième tome, et la Comtesse est aussi longtemps absente).
Heureusement, comme souvent, le salut de l'intrigue vient de Finelame, qui remet en branle ses machinations, et se fait ainsi le vecteur du chaos dans l'ordre insupportable de Gormenghast. Un chaos à la mesure de ce château si gigantesque, si bien qu'il lui sera difficile de conserver sa froide efficacité en toutes circonstances, ce qui donne encore plus de relief à ce méchant inoubliable, dont je me suis parfois surpris à souhaiter la victoire.
Et pour cause : je n'ai guère réussi à m'attacher au personnage de Titus, à partir du moment où ce dernier passe le stade de l'enfance. Là où la rébellion du Titus juvénile prenait la forme de l'exploration de Gormenghast et de paysage mentaux fascinants, le Titus adulte devient à mon sens une caricature du héros impulsif et colérique, sans guère d'autres caractéristiques venant lui apporter plus de profondeur. Il m'était tellement difficile d'accrocher à son point de vue que je n'arrivais même pas à me le représenter visuellement, alors que chaque autre personnage avait son portrait profondément ancré dans mon imaginaire de lecteur. Là est sans doute le signe le plus flagrant de l'échec de
Mervyn Peake à me faire accepter le nouveau Titus de la deuxième moitié de ce tome.
J'ai aussi constaté, avec un peu de regret, que Peake ne développe pas tellement la relation entre Titus et Finelame. Il y avait pourtant davantage à dire sur le point commun qui les unit étroitement : leur haine du rituel, qui génère deux types de rébellion diamétralement opposées. Pour Finelame, il s'agit de subvertir le rituel et de l'utiliser à ses propres fins, assurant ainsi son pouvoir sur les habitants du château. Pour Titus, l'enjeu est simplement de fuir Gormenghast et d'assurer sa liberté en échappant à l'inanité de son domaine.
Il est donc dommage que
Mervyn Peake renonce à explorer en profondeur ce rapport paradoxal entre les deux personnages principaux. Ceux-ci n'arrivent jamais à reconnaître leur point commun, une reconnaissance mutuelle qui aurait pu les faire sortir d'eux-même et découvrir à travers l'autre leur portrait en négatif dans une scène que le talent de l'auteur aurait pu rendre magique... Si seulement ! Mais le talent en question n'est pas perdu pour autant, puisqu'il se focalise remarquablement à travers le prisme de Finelame, et des évolutions surprenantes de sa personnalité au départ si pragmatique.
Malgré les degrés de fascination opposés, que Titus et Finelame ont exercé sur moi, le livre reste captivant. Souvent, en sortant d'un chapitre où j'avais fait l'effort de m'appuyer sur chaque détail des descriptions pour reconstituer le tableau d'ensemble, je me trouvais dans un état hypnagogique, un demi-sommeil absolument délicieux, comme si j'étais à mi-chemin entre le monde de Gormenghast et le nôtre. Lire
Mervyn Peake est une expérience incomparable, et les quelques faiblesses de ce deuxième tome sont largement dépassées par ses visons frappantes et ses personnages hauts en couleur, qui flirtent avec le fantastique sans jamais sortir d'une réalité possible, dont la similitude avec la nôtre fait entrer dans cette dernière un peu de magie.