Isaac Lev Peretz, communement appele Youd Lamed Peretz. Un des peres fondateurs de la litterature yiddish, avec
Sholem Aleikhem et
Mendele Moykher Sforim.
C'est un moderne. Resolument modernisateur dans son rapport a la societe juive polonaise de son temps, tout en gardant un regard bienveillant, un peu romantique, sur les vieilles traditions de
contes hassidiques.
Ici sont rassembles quelques courts textes, nouvelles et autres.
“L'errance dans le desert" se veut dans la veine hassidique/mystique. Un conte a la fin abrupte qui surprend le lecteur et lui laisse le choix et tout le poids de son interpretation: une parabole sur la societe et ses ennemis interieurs? Une allegorie sur la survivance du peuple juif en diaspora? En tous cas c'est un peu sibyllin.
Heureusement, les nouvelles suivantes m'ont charme. Dans “La ville morte" le narrateur fait monter dans sa carriole un pauvre bougre qui dit venir d'une ville ou les morts se promenent partout, sans entraves. Comment ca? C'est la resurrection des morts? Et le bonhomme d'expliquer: “Dans notre ville, personne n'est jamais passe de vie a trepas pour de bon, car personne n'a jamais vecu pour de bon. Il n'y a ni bons, ni mauvais, ni criminels, ni justes. de simples bonnets de nuit dans un monde de songe. Qu'un pareil bonnet de nuit se couche dans la tombe, il reste bonnet de nuit, mais dans une autre demeure, rien de plus… Aussi, toute cette histoire de mourir n'est-elle chez nous que pure comedie ! N'importe qui, meme de son vivant, mettez-lui une plume sous le nez pour voir s'il respire encore, va-t-il se donner la peine de la repousser ? Et une mouche harcelante, va-t-il la chasser ?” Et je me dis que c'est la vision qu'a Peretz du shtetl, de ces bourgades juives polonaises, des villes habitees de morts-vivants, des villes ou regne le passe, ou regnent les morts du passe, des bourgs mortiferes condamnes par la modernite.
“Histoires" est une longue nouvelle ou il entremele des histoires qu'il invente, qu'il se prepare a raconter, a sa nostalgie des fetes religieuses de son enfance, lui, l'athee, qui a rejete toute coutume juive (On disait de Peretz qu'il aimait croire a l'existence du paradis, mais un paradis sans Dieu). Sa nostalgie de la soiree de la paque juive, quand on laissait une chaise vide pour le prophete Elie, l'annonciateur du messie, espoir toujours mele de peur, la peur d'une enieme accusation de meurtre rituel, la peur de decouvrir un cadavre de gosse sous la table… un texte poignant.
Dans “Voyage en malle-poste" l'auteur confronte avec humour tradition et modernite. Encore quelque chose qu'on raconte au narrateur pendant un voyage (on dirait qu'ils ont tous la bougeotte, ces juifs!): un jeune talmudiste, une punaise de sacristie (mais, sapristi, il n'y a pas de sacristie chez les juifs!), pardon, un habitue de yeshiva (= ecole, universite talmudique) epouse une jeune bourgeoise de Varsovie et l'amene en son shtetl. Habituee a la grande ville, elle s'ennuie. Elle a besoin d'un peu de culture, alors pour lui faire plaisir son mari lui fait la lecture tous les soirs. Il lui lit des passages de traites talmudiques, qui l'endorment. Elle demande autre chose et il fait venir des livres de Varsovie: de la litterature polonaise qu'il ne sait dechiffrer, alors c'est elle qui lui fait la lecture et c'est a son tour a lui de s'endormir. Et Peretz de conclure: “Deux mondes separes, un monde masculin et un monde feminin. Un monde avec « quatre types de dommages »[c'est une celebre controverse talmudique. Dandine], et un monde avec des romans achetes au poids. Quand il lit, elle s'endort ; quand elle lit, il s'endort. Comme si nous n'avions pas assez de classes et de sectes. Comme si ce n'etait pas assez de nous decomposer en « nez français », « cannes anglaises », « chasseurs allemands », « cochons lituaniens », « mendiants polonais », « traine-patins d'Eretz-Israel ». Pas assez que chaque membre de notre corps demeure dans une autre etable et ait un autre sobriquet bien sonnant ; pas assez que chacun de nos membres se disloque en outre en differentes parties : hassidim, opposants au hassidisme, rationalistes a l'allemande… Il faut aussi que nous nous divisions en hommes et femmes. Dans chaque maison juive, etroite, humide, sale, il faut encore qu'il y ait deux mondes a part. Quand il lit, elle s'endort. Quand elle lit, il s'endort. Il faudrait, me dis-je, reunir en tout cas ces deux mondes. C'est le devoir de tout ecrivain yiddish. Mais les ecrivains yiddish ont deja trop de leurs propres dettes. Il faudrait au moins avoir une rallonge pour son gagne-pain”.
Dans “Temps messianiques" un fou de village (chaque shtetl se devait d'avoir son fou attitre) explique ce que seront ces temps. Quand le messie viendra les nouveaux-nes naitront avec des ailes. Mais… “Et le rabbin ? le rabbin va-t-il permettre qu'il soit circoncis ? Va-t-il laisser faire une benediction sur un enfant avec des ailes ?”
Enfin, “Espoir et crainte" est un article qui exprime, comme son nom l'indique, les espoirs d'un socialiste (ce qu'etait Peretz) apres la revolution de 1905, mais aussi ses craintes de voir un gouvernement socialiste, populaire, deraper. Un article de 1906 douloureusement lucide, prophetique car nous savons aujourd'hui ce qu'il est advenu de la revolution sovietique et du pouvoir sovietique. Je mettrai peut-etre un extrait en citation.
Ce livre peut donc etre taxe d'heteroclite, mais cela n'a aucune importance. C'est un regal. Une entrée, un hors-d'oeuvre, un entremets, un plat principal, un fromage, un dessert, un café, c'est heteroclite? Non, cela fait un repas complet. Et ce repas-ci, ce livre-ci, a ete prepare par un grand chef, un chef etoile. Cinq etoiles Michelin. Cinq etoiles Dandine. Un regal, vous disais-je…