Dans ce récit plein de nostalgie de la période qui a conduit au Front Populaire et aux grèves de 1936 en France, l'auteure nous rappelle quelques réalités essentielles qui résonnent encore dans l'actualité de la France en 2022 :
L'économie française a toujours fait appel à une main d'oeuvre étrangère, et comme dans les années 1970 pour les OS maghrébins de chez Renault, l'auteur évoque l'organisation dans les années 1930 de la venue de travailleurs et travailleuses de l'Est européen par les soieries de l'Est lyonnais pour répondre aux besoins de main d'oeuvre des ateliers de fabrication de la rayonne.
Deux cousines hongroises, Szonja et Marieka tentent l'aventure...Départ vers l'inconnu, angoisse du choix de la migration, éternelles questions de la séparation entre ceux qui partent et ceux qui décident de rester au pays.
L'accueil est froid, inhumain, la France qui a besoins d'étrangers ne peut s'empêcher de leur faire sentir qu'ils sont réellement des étrangers. Histoires connues.
Les conditions de travail sont à l'avenant. La fabrication de la viscose se fait à partir de procédés chimiques toxiques et dangereux pour la santé ; le patronat de l'époque fait dans la « Prévention » : « Ca fait tousser, il faut boire du lait souvent. On en donne à l'atelier, heureusement ; parait que c'est de l'antidote, mais on ne parle pas des ouvriers qui ne reviennent jamais à cause des poumons brûlés. Même vous, les filles, si vous toussez, faut boire du lait. »
Dans le contexte européen de l'époque, la France apparaît comme un pays de cocagne, les Italiens y viennent pour « (...) Se marier, s'abriter, enfanter, s'enraciner...plutôt ici qu'au pays de Mussolini. »
Y séjournent aussi, des Arméniens, Polonais, Russes, Espagnols, (…) « tous représentants d'une humanité bigarrée et laborieuses dont les identités saillantes sont déjà arasées par le temps de l'usine. »
Mais, la montée du fascisme en Allemagne commence à contaminer la France « Des clicques fascistes, il y en a partout...l'Action française, les jeunesses patriotes, la Solidarité nationale, les Croix-de-feu. »
Les deux cousines prennent des chemins différents. le mariage que choisit Szonja se révèle un désastre « (...) Jean sombre de jour en jour et Szonja souffre de sa brutalité de naufragé. »
Le récit de
Paola Pigani nous parle aussi de la priorité difficilement admissible des luttes sociales, hommes exploités dans leur travail qui trouvent une sorte de rédemption et d'acceptation de leur sort dans l'exploitation de leurs femmes, « Laisse Elsa où elle est...ça vient la soupe ? »
Enfin, et ça n'est pas le moins important, l'histoire nous raconte comment le capitalisme, pervers polymorphe, réduit les vies à des marchés potentiels s'emparant sans vergogne de nos peurs, de nos envies, de nos contradictions, de nos jalousies, se parant parfois du costume trompeur de l'humanisme pour sa plus grande gloire.
Elle montre aussi comment l'organisation de la production a une logique de prix bas et logiquement de bas salaires, Sonzja comprend intuitivement que « (…) l'usine qui l'a embauchée à la production de viscose (répond) au désir (des clients) d'acquérir ces tissus soyeux à bas prix ». Cette logique du consommateur contre le producteur est toujours d'actualité, elle atteint aujourd'hui ses limites lorsque l'on mesure avec objectivité les conséquences néfastes des délocalisations…
Avant la deuxième guerre mondiale les choses étaient différentes, du fait des luttes sociales, mais la logique était identique.
Malgré les grèves et l'obtention d'acquis sociaux jugés hors de portée, la triste réalité s'impose, (le curé) « (…) va prier pour nous pauvres pécheurs, et allumer des cierges pour not'patron. Nous, on va continuer à brûler notre chandelle mais, un jour on ira voir la mer.»
Les accords Matignon signés le 8 juin 1936 ouvre une nouvelle ère, « La foule ouvrière balance son coeur d'acier inoxydable entre la fatigue heureuse de la victoire et les regrets des lendemains de fête. »
Les plus conscients retournent au travail la mort dans l'âme, faisant preuve de résilience à l'image de Gisèle :
« Bientôt on dansera tous ensemble jusqu'à plus tenir debout », répète souvent Gisèle, songeant à l'horizon d'un bal prochain plutôt qu'au grand soir. »
Nostalgie réaliste. Un roman à mettre entre toutes les mains, surtout celles qui ne salissent pas...