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Philippe Descola (Autre)
EAN : 9782021473018
224 pages
Seuil (23/09/2022)
4.31/5   81 notes
Résumé :
Au cours d’une conversation très libre, Alessandro Pignocchi, auteur de BD écologiste, invite Philippe Descola, professeur au Collège de France, à refaire le monde.

Si l’on veut enrayer la catastrophe écologique en cours, il va falloir, nous dit-on, changer de fond en comble nos relations à la nature, aux milieux de vie ou encore aux vivants non-humains. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Dans quels projets de société cette nécessaire tra... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (16) Voir plus Ajouter une critique
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C'est au détour d'une lecture un peu décevante de Lionel Naccache, Apologie de la discrétion, que Michel, fidèle Babelami, devant ma déconvenue, a mentionné ces Ethnographies des mondes à venir comme terrain de jeu pour réfléchir les rapports entre les uns et les autres, entre l'homme et le reste du monde. Incontestablement (mais est-ce une surprise ?), les conceptions anthropologique et politique me parlent beaucoup plus que celles, ébouriffées et plutôt issues des sciences cognitives de Lionel Naccache. A ce compte, c'est un vrai bonheur de lecture que de voir s'ouvrir devant soi des perspectives de pensée qui répondent intimement à mes valeurs et que je n'aurais pourtant pas pu arpenter sans la précieuse vulgarisation dont font preuve les deux auteurs.
Pourtant, rarement je n'ai été aussi profondément gênée par les choix éditoriaux présidant à l'élaboration d'un livre. Composé d'échanges entre Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir semble être de ces projets qui ont tout pour plaire. Des aquarelles, le regard croisé d'un éminent anthropologue et d'un auteur de BD, philosophe engagé, l'ambition de penser un avenir possible pour l'ensemble des êtres vivants sur terre, que demande le peuple ?!
Sur le fond, d'ailleurs, je suis enchantée. Les explications de Philippe Descola, les retours d'expérience d'Alessandro Pignocchi sont effectivement très éclairants. Et les perspectives qui sont ouvertes sont enthousiasmantes : on pourrait construire une autre organisation collective. Il est possible de mettre à distance le modèle anthropologique occidental finalement très récent sur lequel nous fonctionnons. D'autres sociétés ont fait radicalement différemment, continuent de vivre ainsi. Et de savoir que nous ne sommes pas enfermés dans un seul prisme est un soulagement gigantesque. Un autrement est possible ! On pourrait articuler avec finesse un rapport aux autres et au monde qui considère autrement la place de chacun. Et ce serait éminemment réjouissant. Et ce serait porteur, outre d'une possibilité de simplement perdurer, de joies et de plénitudes que l'individualisme d'une société hyperlibérale n'a jamais su apporter. de quoi nous donner envie de franchir le pas !
Mais alors, pourquoi cette mise en page si austère ? Deux colonnes qui rappellent celles des grands quotidiens papier. Mais sans intertitre, sans rien qui aère (claustrophobes s'abstenir !). Pourquoi cette fiction de dialogue quand il s'agit moins d'une conversation que de pavés successifs (sur des sujets très intéressants par ailleurs) ? Et pourquoi ce fichu papier semi brillant qui réfléchit ma lampe et m'éblouit quand je lis le soir ? Qui trahit la charmante porosité d'un trait à l'aquarelle. Qui m'éloigne quand je me voudrais absorbée.
Evidemment, je ne resterai pas sur cette impression toute formelle car ce serait cruel pour ce que ce livre comporte de passionnantes réflexions. Il faut lire ces onze courts chapitres pour comprendre ce que le naturalisme a de tronqué, comment décentrer son regard et appréhender l'altérité sans en faire le miroir de soi, concevoir le caractère polymorphe de nos possibles organisations, donner à l'économie une place bien plus restreinte dans nos vies, articuler les différentes échelles de territoires entre Etats et zones autonomes, mettre la diversité au sein de l'universel. Et puis rire de l'improbable tournant qu'Alessandro Pignocchi fait prendre aux mésanges et… à Bruno Lemaire !
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Cet ouvrage est construit sous la forme d'un dialogue entre Ph.Descola anthropologue, et A.Pignocchi chercheur scientifique et dessinateur de bd écologistes.
Le sujet est la remise en question du naturalisme comme un pur produit du capitalisme et de la nécessité de modifier notre rapport aux " non humains " afin de construire un monde plus égalitaire et respectueux du vivant.
Pour ce faire les auteurs reviennent sur des notions théoriques fondamentales afin d'asseoir leur argumentation sur la base de références explicites. Bien sûr, déjà la posture de l'anthropologue puis la nécessité de dépasser " la distinction moderne entre nature et culture " qui a ancré " une atrophie générale de la sociabilité, un rétrécissement des sphères où opére un devoir de réciprocité. Puis,rapidement s'impose le constat que rien ne pourra sérieusement s'entreprendre en écologie sans s'émanciper du système capitaliste,dans la mesure où il repose sur la domination et la marchandisation du vivant. de très nombreuses réflexions alimentent cet ouvrage et je ne peux pas les résumer mais l'étude s'appuie aussi (surtout?) sur l'observation et le vécu d'autres modèles de société que le nôtre. Celui des Achuars en Amazonie auprès desquels Descola à vécu trois années consecutives et y retourne très régulièrement, et plus proche de nous, la zad de Notre Dame des Landes. Ces derniers parce qu'ils sont parvenus à s'émanciper partiellement des règles du jeu économique, créé une poche de résistance et ,pourquoi pas de replis,ont valorisé une autre façon d'habiter la terre et de côtoyer les autres êtres vivants dans une relation de réciprocité.
C'est un essai très riche et passionnant qui est accessible même s'il m'a demandé un effort de concentration. Il ouvre des pistes de réflexion, s'autorise des propositions concrètes sans rien affirmer en terme de vérité, prône la diversité des expériences et surtout offre un panorama optimiste d'une écologie bien différente de nos politiques de culpabilisation et d'interdiction sur fond de peur!
Enfin,chaque chapitre est ponctué d'une petite bd qui les résume avec humour ce qui offre des pauses récréatives !
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Alessandro Pignocchi s'entretient à bâtons rompus avec l'anthropologue Philippe Descola dont les ouvrages lui ont permis de comprendre que « le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l'Occident moderne », et que la plupart des autres peuples du monde n'établissent pas de distinction entre nature et culture. « La protection de la nature ne pouvait donc pas être […] le contrepoint politique radical à la dévastation du monde orchestré par l'Occident industriel » : « protection et exploitation sont les deux facettes complémentaires d'une même relation d'utilisation ». Ensembles, ils esquissent « la perspective d'une société hybride qui verrait s'articuler des structures étatiques et des territoires autonomes dans un foisonnement hétérogène de modes d'organisation sociale, de manière d'habiter et de cohabiter ».
(...)
Alessandro Pignocchi et Philippe Descola utilisent l'anthropologie comme un levier politique pour dépasser le naturalisme et fissurer le statu quo qui empêche le dépassement du capitalisme, dont le pouvoir de prédation n'est plus à démontrer. Ils montrent le chemin d'une véritable révolution copernicienne déjà à l'oeuvre dans les territoires en lutte.

Article complet sur le blog :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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Basé sur le travail de l'anthropologue Philippe Descola, ce livre d'échanges définit et dénonce notre conception matérialiste et « ethnocentrée » du monde.
Par comparaison raisonnée avec tant d'autres sociétés humaines dites primitives, le chercheur tente alors de concevoir un paysage possible d'un monde à venir.

Alessandro Pignocchi, interlocuteur de Descola, rythme de respirations dessinées un ensemble souvent pesant par l'impossibilité mentale et constitutionnelle de ces universitaires à rester simples et abordables dans l'énoncé de leurs théories.
En ce sens, un lexique aurait été le bienvenu pour expliquer clairement des termes tels que le naturalisme (selon l'approche d'Escola, il s'agit de tout ce qui tire profit de la nature), la synchronisation, la commensurabilité, la mondiation…
Sur le fond, beaucoup de répétitions lassent aussi, surtout pour un discours connu qui finalement enchaîne les constatations d'une exploitation totale de l'homme sur sa planète et qui imagine naïvement une « socialisation du non-humain » ou la possibilité de micro-sociétés autonomes (façon ZAD) tolérées par les pouvoirs en place ou pas (on imagine mal ces utopies en Chine ou en terre d'Islam).

Plus intéressante est finalement la conclusion de l'ouvrage qui constate qu'à la tentative d'objectivation du monde de la démarche scientifique, on peut, au fond, préférer la subjectivisation d'une pluralité de perceptions du réel.
Tiens voilà que je me mets à écrire comme eux ! :(
Mais nous n'en sommes pas plus avancés sur l'ethnographie des mondes à venir !
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Un livre passionnant.
Un dialogue riche, parfois complexe, entre Philippe Descola, anthropologue, et Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et bédéiste.
Relation entre vivants humains et non-humains, dualité nature/culture (naturalisme occidental), projets de société, économie, hétérogénéité des mondes, écologie objectivante/subjectivante...les idées foisonnent.
La forme du livre est, elle aussi, intéressante, avec ce mélange d'illustrations, BD, et échanges entre les 2 auteurs.
Un bel ouvrage qui permet d'essayer de changer de perspective, de remettre en question des idées qu'on pourrait avoir tendance à croire universelles et admises par tous.
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critiques presse (1)
NonFiction
18 octobre 2022
L'ouvrage se présente comme un véritable manuel, à la fois rédigé et dessiné, à l’usage des générations futures — représentées graphiquement par des enfants porteurs d’avenir —, leur permettant de prendre conscience de la relativité des valeurs sur lesquelles reposent certains choix politiques et civilisationnels massifs.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
À une époque, je disais volontiers que j’étais un passionné de « nature », que j’éprouvais un fort besoin de la côtoyer. Les perspectives de combat politique dans ce domaine me semblaient assez claires : multiplier les structures de type parc national, laisser le maximum de zones de nature tranquilles en expulsant autant que possible de leurs frontières les humains et leurs activités destructrices. Puis on m’a mis entre les mains les livres de Philippe Descola, notamment Les Lances du crépuscule, dans lequel il raconte son séjour avec sa compagne Anne-Christine Taylor chez les Indiens Achuar, en Amazonie équatorienne. Ce récit me touchait d’autant plus qu’il faisait écho à mes premiers voyages en Amazonie, où je m’étais rendu pour observer les oiseaux et où j’avais été amené à fréquenter des Shuar, une ethnie proche des Achuar. Je n’avais à ce moment-là aucune curiosité anthropologique et m’étais certainement dit que ces Indiens étaient fabuleusement « proches de la nature ». De cette expression éculée, voilà ce qu’écrit Descola : « Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature, encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les Modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique et moins aimable que toutes celles des cultures qui nous ont précédés. » Un nouveau monde s’ouvrait à moi.
Je découvrais, éberlué, que le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l’Occident moderne. La plupart des autres peuples du monde se passent de la distinction entre nature et culture et organisent de façon toute différente les relations entre les humains et les autres êtres vivants. La protection de la nature ne pouvait donc pas être, comme je l’avais imaginé, le contrepoint politique radical à la dévastation du monde orchestré par l’Occident industriel. Protection et exploitation sont les deux facettes complémentaires d’une même relation d’utilisation, d’un rapport au monde où plantes, animaux et milieux de vie se voient attribuer un statut d’objets dont les humains peuvent disposer à leur guise – fût-ce pour les protéger. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas protéger ce qui peut encore l’être, mais cette prise de conscience ouvrait des perspectives politiques autrement enthousiasmantes : défaire la distinction entre nature et culture pour inviter les plantes, les animaux et les milieux de vie à partager la sociabilité des humains. Non plus des objets à protéger, mais des êtres avec lesquels vivre en bonne entente, des interlocuteurs légitimes, dotés de leurs propres intérêts, désirs et perspectives sur le monde. Les possibilités de relation avec eux devenaient infiniment plus riches et joyeuses que ce qui est autorisé par la fausse opposition entre exploitation et protection.
J’ai alors contacté Philippe Descola et l’ai rencontré dans son bureau du laboratoire d’anthropologie sociale. Je l’ai sollicité, entre autres, pour qu’il me donne quelques indications qui me permettraient de me rendre chez les Achuar : je voulais voir de mes yeux à quoi ressemblait un monde où l’on discute quotidiennement avec les plantes et les animaux. Je repartais donc en Équateur, tout excité, avec Les Lances du crépuscule sous le bras.
Si mes séjours auprès des Achuar, qui sont depuis devenus des amis chez qui je retourne régulièrement, m’ont apporté beaucoup de choses, sur le plan de mes objectifs initiaux ils ont été une relative déception. Je découvrais à mes dépens qu’on ne fait pas de l’anthropologie en quelques semaines, surtout sans parler la langue de celles et ceux qui vous accueillent… Ce monde était trop discret, trop lointain pour que j’en tire des enseignements, des directives précises qu’il aurait été possible d’importer chez nous.
La situation concrète qui est venue percuter ma sensibilité naissante pour l’écologie politique, je l’ai trouvée des années plus tard, sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Ce que j’explorais abstraitement depuis quelque temps prenait soudain une existence très réelle. Je me retrouvais emporté par un monde où chaque humain, si il ou elle en a envie, peut être dans la même semaine agricultrice, artisan, charpentière, naturaliste, boulangère, pamphlétaire, danseuse ou encore metteur en scène ; et où toutes ces activités s’enchevêtrent organiquement dans la maille du bocage, avec un effort constant pour tenter de les déployer dans une relation de bonne entente avec les cohabitants non humains. Le fait qu’un mois après mon arrivée l’État lance une opération militaire d’éradication du monde que je venais de découvrir avec émerveillement a contribué à rendre toute chose moins rhétorique, à inscrire dans ma chair la notion de conflictualité politique. Opération qui a heureusement été un échec. Bien que transformée, la Zad a survécu et s’est rétablie. Elle est entrée dans une deuxième phase de son existence et est aujourd’hui fleurissante.
Cette fois, c’est moi qui invitais Philippe Descola et Anne-Christine Taylor à venir découvrir ces terres où l’on détricote méticuleusement, de façon réflexive ou non, la distinction entre nature et culture. De nos conversations et de nos débats, à propos des Achuar, des luttes territoriales et de l’état du monde, est née l’envie d’écrire ce livre. Il se veut relativement pratique : que fait-on ? Nous sommes collectivement écrasés par un monde hégémonique, régi par les lois de l’économie, où les plantes, les animaux, les milieux de vie et une quantité toujours croissante d’humains se retrouvent assignés à la catégorie des objets que l’on exploite, que l’on use jusqu’à la trame, sans la moindre retenue ni le moindre devoir de réciprocité. Comment faut-il s’y prendre pour affaiblir ce monde, le fracturer, et laisser émerger d’autres mondes, plus égalitaires, où le pouvoir politique serait non seulement réparti équitablement entre les différents humains, mais aussi étendu, dans le même mouvement et de multiples façons, aux autres êtres vivants ? (Alessandro Pignocchi, Avant-propos)
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Philippe : (…) L’eurocentrisme des concepts des sciences sociales, concepts qui sont maintenant entrés dans l’usage commun, ne les rend pas seulement impropres à décrire des réalités différentes de celles qui sont familières aux Occidentaux, voire aux Modernes au sens large. Cet eurocentrisme les rend aussi inappropriés à se saisir de l’état du monde dans lequel nous sommes entrés avec le nouveau régime climatique, un état caractérisé par des frontières entre le monde des humains et celui des non-humains beaucoup plus poreuses que celles que le naturalisme avait tracées. L’attraction terrestre ou la formule chimique de l’eau qualifient des objets et des phénomènes dont les principes de composition et de fonctionnement sont identiques partout sur notre planète ; il n’en va pas de même de notions comme « société », « culture » ou « nature » qui découpent la trame du monde selon des schèmes organisateurs qui sont propres à une seule partie du monde et à une certaine époque.
C’est pourquoi l’anthropologie et l’histoire, loin de nous confiner dans le passé ou dans l’exotisme, sont des ressources si cruciales pour penser le futur. Elles nous apportent des connaissances précieuses sur les différentes façons d’être humain, de nous lier entre nous et aux non-humains. Elles nous permettent aussi de nous dégager de la tyrannique myopie du présent. Faute de recul, il est facile de vivre dans l’illusion d’un présent éternel, de croire que les institutions que nous connaissons à l’heure actuelle, juridiques, politiques, les formes d’appropriation de la terre et des objets, les types d’échange de biens, etc., sont immuables et destinées à durer toujours, mais ce n’est heureusement pas vrai. Sans doute y a-t-il eu une uniformisation progressive du fait du colonialisme et de la globalisation marchande, mais le monde est encore beaucoup plus divers que ce que son survol superficiel par le tourisme ou les mass-média permet de mesurer. L’anthropologie et l’histoire nous apportent la preuve que d’autres voies sont possibles pour nous assembler et régler nos vies que celles qui nous sont familières en Occident, puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées et mises en pratique ailleurs. Elles montrent que l’avenir n’est pas un prolongement de l’actuel, reconductible à intervalles réguliers, mais qu’il est ouvert à tous les possibles pour peu que nous sachions les imaginer.
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Alessandro : (…) Pour politiser l’anthropologie de la nature, c’est bien l’anthropologie en général qu’il s’agit de mobiliser, car dès que l’on s’en prend à la distinction entre nature et culture, c’est l’ensemble de nos concepts les plus fondamentaux qui se fragmentent et appellent réorganisation : celui d’économie au premier chef, mais aussi ceux de travail, de progrès ou même d’État.
Philippe : Cela va même bien au-delà. Car les notions-clés des sciences sociales, des termes comme « culture », « nature », « société », « histoire », « économie », « politique », « religion » ou « art », ont d’abord servi à nommer des réalités qui étaient en train d’émerger de façon visible en Europe entre le début du XVIIe siècle et la fin du XIXe. Certes, les mots existaient déjà dans le vocabulaire des langues européennes, puisqu’ils viennent du latin ; mais leur signification s’est métamorphosée lorsqu’on s’en est servi pour désigner des processus nouveaux. Le mot « nature », issu du verbe latin nascor, naître, qui portait donc l’idée d’un développement propre – et que l’on employait surtout pour rendre l’idée grecque de phusis, c’est-à-dire le principe qui fait qu’un être est tel qu’il est par lui-même -, ce mot en est venu à désigner à partir du XVIIe siècle une totalité extérieure aux humains, caractérisée par des déterminismes propres. Le mot « économie », dérivé du grec oikos, le foyer, et qui faisait référence à la bonne gestion domestique, devient le terme qui qualifie, à une tout autre échelle, la production et la circulation des marchandises. Le mot « société », qui dénote en latin une association d’humains, se transforme dans le lexique des Lumières et de la sociologie naissante en l’institution normative par excellence qui fait l’humanité des humains. Et ainsi de suite. Ce bourgeonnement de concepts se glissant dans des mots anciens a accompagné l’émergence du naturalisme, car il fallait pouvoir mettre des mots sur les phénomènes et les processus entièrement nouveaux dont l’Europe faisait alors l’expérience : l’expulsion des non-humains de la cosmologie chrétienne, l’autonomisation de la marchandise et de la sphère sociale, l’émergence d’une temporalité cumulative orientée par l’idée de progrès que l’on a appelée l’évolution historique, etc.
Du fait des conditions de leur genèse, tous ces concepts si familiers renvoyant à la vie humaine sont donc relatifs à une situation historique bien particulière, celle de l’Europe s’émancipant de la tutelle théologico-politique de l’Ancien Régime et inventant le capitalisme industriel. Pourtant, malgré l’absolue singularité de ce que ces termes désignent, l’anthropologie a employé « société », « économie », « culture », « nature » ou « histoire » comme des catégories analytiques et descriptives à portée universelle afin de calibrer et d’interpréter des pratiques et des institutions observées dans le cours de l’expansion coloniale en Afrique, en Océanie, en Asie et dans les Amériques. Ce faisant, la pensée européenne taillait dans le tissu du monde des vêtements à sa mesure, sans se soucier de savoir s’ils habillaient correctement d’autres corps que le sien. Car on aurait grand-peine à reconnaître ce que Rousseau ou Durkheim appellent « société » dans les assemblages sociocosmiques que forment les royautés sacrées d’Afrique ou de Polynésie ; ou à percevoir dans les réseaux de relations personnelles que les Amazoniens tissent avec les plantes et les animaux dont ils s’alimentent ce que Turgot ou Adam Smith définissent comme le domaine de l’économie.
Cet étalonnage à partir de gabarits conceptuels européens de la diversité des relations dans lesquelles les humains sont parties prenantes a été facilité par l’idéologie évolutionniste, dominante à partir du XIXe siècle, c’est-à-dire durant la période de formation des sciences sociales. Sans doute l’évolutionnisme voyait-il les types socio-économiques ayant précédé la société moderne comme des ébauches de celle-ci, mais leur architecture ne s’en présentait pas moins comme une préfiguration des découpages modernes : même les chasseurs-cueilleurs réputés les plus primitifs pouvaient être décrits en séparant nettement leur économie, leur organisation sociale et politique, leur religion, comme si, dès l’enfance supposée de l’humanité, apparaissait déjà en filigrane la société bourgeoise du XIXe siècle.
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J'ai lu récemment dans la biographie d'un indien Blackfoot que son peuple considère les capitalistes comme des enfants car,comme kes enfants, ils veulent toujours plus de jouets, alors qu'en grandissant on est censé apprendre les vertus de la tempérance et de la frugalité. D'après certains penseurs,je ne sais pas si les Blackfoot le formulent ainsi,ces vertus sont la condition de l'autonomie et de la liberté.
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Au lieu de nous pousser à choisifier et exploiter les vivants non humains, des institutions post-naturalistes nous inciteraient à mobiliser nos facultés sociales dans nos rapports à eux,à les voir non plus comme de la matière mais comme des partenaires de vie.
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Vidéo de Alessandro Pignocchi
D'un côté, Philippe Descola, grand anthropologue. de l'autre, Alessandro Pignocchi, chercheur en sciences cognitives et bédéiste. Dans "Ethnographies des mondes à venir", ils explorent ensemble ce que l'anthropologie a de subversif, et surtout d'inspirant, pour affronter le monde qui vient.
#environnement #anthropologie #actualite
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