Si Christine de Pizan (1364-1430) est peut-être considérée comme l'un des premiers auteurs de la littérature française, ayant importé de son Italie d'origine « l'umanesimo » de
Pétrarque et de Boccace, elle est assurément l'une des grandes voix du féminisme du XVe siècle. Sa Cité des Dames est une double allégorie : trois valeurs incarnées en personnages féminins – dame Raison, dame Droiture et dame Justice – dialoguent avec la narratrice pour dénoncer la misogynie de l'époque tout en la guidant dans l'édification d'une Cité (respectivement de ses remparts, de ses bâtiments, de ses toitures) où seront réunies une série de femmes illustres et vertueuses des tous les temps, dont les récits biographiques constituent la matière du livre. Bien que la perspective féministe de l'autrice soit plutôt éloignée de la nôtre, puisqu'elle reflète résolument la doctrine de l'Église (pré-Réforme), qu'elle n'aspire aucunement à l'égalité des genres ni ne conteste la misogynie d'
Aristote et des Pères de l'Église, se limitant en somme à un niveau de misogynie « infra-philosophique », on est stupéfait de retrouver presque à l'identique un grand nombre de préjugés sexistes qui restent d'actualité aujourd'hui : l'infériorité intellectuelle et morale des femmes, l'inopportunité des les autoriser à l'étude et à l'exercice des professions « masculines », leurs fautes et responsabilités dans les défauts de l'institution matrimoniale et dans le couple en général, la coquetterie, l'inconstance et la luxure jusqu'à leur plaisir inavoué à être violées, leur avarice ou prodigalité... Les arguments de réfutation de ces préjugés, ce sont les trois divines interlocutrices de Christine qui les lui apportent, en invoquant l'exemple de plus d'une centaines de personnages féminins. En bref, cet ouvrage inaugure le genre, encore en usage de nos jours, des
oeuvres féministes qui consistent dans des dictionnaires biographiques de femmes remarquables.
Mais ce qui est très dissonant par rapport à notre manière d'argumenter d'aujourd'hui, c'est qu'aucune distinction de forme ni de fond n'est envisagée entre les personnages historiques réels, y compris les contemporaines de l'autrice dont elle a choisi ici uniquement les membres de la haute aristocratie (ce qui ne semble pas être le cas dans d'autres ouvrages féministes siens), les femmes illustres de l'Histoire grecque et romaine, d'une part, et les personnages de fiction, de l'épos homérique, des tragédies grecques, de la poésie antique, de la prose contemporaine – surtout de Boccace qui est si souvent convoqué, d'autre part, et encore les personnages bibliques, évangéliques, et l'hagiographie des saintes, avec tout ce que cette dernière comporte de prodiges, miracles et autres narrations fantastiques ou symboliques. Ainsi, l'invention de l'agriculture par Cérès, celle du jardinage par Isis, celle des chiffres par Minerve sont mises sur le même plan que l'oeuvre
poétique avérée de
Sappho, avec pour seule « précaution méthodologique » de préciser que celles que « l'erreur païenne » considérait comme des déesses avaient été en réalité d'anciennes reines ou princesses bien humaines ayant vécu en Grèce ou en Italie ou en Égypte naguère... Boccace lui-même, dans son contrat de réalisme avec le lectorat, était plus moderne que
Christine de Pizan, dans la mesure où il ne laissait planer aucun doute sur la nature fictionnelle de ses personnages et de leurs histoires et en faisait allégrement usage au second degré, notamment dans le but de l'humour. Moins grave mais aussi dissonant, tous ces personnages féminins de tous les temps et de plusieurs contextes culturels sont réduits et « formatés » dans le même moule de la morale chrétienne rigoriste de l'autrice, estimés à l'aune de leur vertu, de leur honneur, de leur « modestie » presque un synonyme de chasteté, de leur piété, en somme des valeurs spécifiques de son époque (et sans doute de sa classe sociale). Cela provoque des anachronismes qui nous rendent presque méconnaissables certains personnages, par ex. Médée, dont notre vision est peut-être aussi le fruit d'un autre anachronisme, mais qui a au moins le mérite de nous les rendre plus compréhensibles, car plus proches de nous. Par contre, je ne cesse de m'étonner de la familiarité, presque de l'intimité que les auteurs et autrices de ces siècles pré-modernes entretenaient et cultivaient avec l'ensemble du corpus écrit dont ils disposaient (littéraire, religieux, philosophique) depuis l'Antiquité jusqu'à leurs jours sans solution de continuité ni sentiment d'étrangeté, comme si aujourd'hui quelqu'un pouvait être aussi intime à la fois de
Marie Madeleine, de Judith et de Pénélope (la femme d'Ulysse, tout comme celle de Fillon...) que d'Emma Bovary, de
Hillary Clinton et de Beyoncé !