Bienvenue dans la famille Annequin au début des années 20, qui en deux générations a fait un bond prodigieux sur l'échelle sociale. Les aïeuls paysans ont pataugé dans la boue et le fumier, subi gelées et canicules ; leur fils, instituteur durant quarante ans, a, au prix de grands sacrifices offert à ses quatre garçons collèges, universités, diplômes pour qu'ils deviennent avocat, médecin, prêtre, le gratin de la bourgeoisie. Seul Noël n'a pas suivi la voie royale. Brebis galeuse, il s'est entiché d'une fille de petite beauté, de dix ans son aînée, et surtout ouvrière à la fabrique, souillure impardonnable chez les parvenus. Et non content de s'être enseveli dans une existence de pauvre avec sa femme adorée, d'approuver le bolchévisme, Noël déshonore sa famille en commettant un geste irréparable, un acte d'amour selon lui, un meurtre pour la société.
Dès lors, Meurtres – Mort d'Isabelle – raconte comment, sans émotions, sans autre intérêt que sa survie sociale, la fratrie réunie autour de la mère veuve, les belles-filles affidées, certaines relations haut-placées, unissent leurs efforts, s'arc-boutent pour sauver les apparences, éviter le scandale, contrôler le qu'en-dira-t-on ; comment Noël devient « la part du feu », cette pièce sacrifiée pour sauver la maison ; comment pour éviter la cour d'assises, la prison et qui sait la guillotine, tout est fait pour le faire passer pour fou, un malade mental suscitant la compassion et un meurtrier la honte. L'avis de Noël sur sa défense n'est pas à l'ordre du jour.
Charles Plisnier, romancier belge notoire, récipiendaire du prix Goncourt en 1937 peint un tableau féroce et réjouissant des nouveaux riches, de leurs symboles, de leurs cultes, de leurs croyances dont les formes leur paraissent indispensables puis inamovibles ; de leur terreur de voir un jour la tare de leur ancienne pauvreté réapparaître, indélébile, dans leur vie. L'auteur observe ce monde hypocrite, bigot, vaniteux, dénué de tout sentiment sous une loupe, en entomologiste, saisit leurs expressions ridicules, leurs tics, leurs ornements artificiels, leur vacuité. C'est un plaisir de lire, page après page, comment par une subtile inversion des rôles, la morte dont la maladie n'intéresse personne, devient coupable d'avoir été exigeante, avide, néfaste, et comment la famille et le meurtrier souffrent d'être ses victimes. J'ai spécialement apprécié au cours de cette lecture, les récits des expertises psychiatriques subies par Noël et de l'enterrement d'Isabelle qui sont des bijoux de cynisme et d'humour noir.
Si le style de
Charles Plisnier est classique, en conformité avec les canons de son époque, on sent sa préoccupation d'abandonner les lourdeurs littéraires, enluminures, boursouflures parfois indigestes du début du XXème siècle au profit d'une relative sobriété encore novatrice en 1939, date de parution du roman. Il est à ce titre étonnant de constater comment cette oeuvre octogénaire rééditée a résisté aux décennies pour s'inscrire avec pertinence dans le courant actuel favorable aux chroniques familiales. La lecture de Meurtres – Mort d'Isabelle – est à la fois riche et agréable. Je lirai avec plaisir les tomes à venir. Merci à Libretto et Babelio pour leur confiance.