Avec les Aventures Extraordinaires nous avons au premier abord un roman d'aventures rocambolesques et pleines d'imprévus, parsemées de bizarreries comme par exemple l'île aux colonies de manchots et d'albatros vivant ensemble en quinquonce, suivant un plan géométrique à la romaine ou à l'américaine, et une autre île où les indigènes nichent littéralement n'importe comment, ou encore cet animal au corps entièrement recouvert de poils blancs, à dents et à griffes rouges, à queue de rat et à tête de chat avec des oreilles de chien.
Edgar Poe a le droit : il annonce bien que ce sont des aventures "extraordinaires". Ces dernières sont renforcées de considérations techniques relatives à la navigation et scientifiques quant à la faune et à la flore des terres rencontrées, qui alourdissent parfois le récit mais ont surtout pour but de donner de la crédibilité à l'ensemble.
Au final c'est déjà un très bon roman d'aventures.
Plusieurs exégètes reconnus ont analysé l'oeuvre d'un point de vue psychologique avec des interprétations variées, mais si l'on retient celle de
Gaston Bachelard (lui-même influencé par
Marie Bonaparte), pour qui à l'âge de deux ans
Edgar Poe a été marqué, voire traumatisé, par l'image de sa mère mourante (de la tuberculose), et pour qui cela ressort dans toute son oeuvre, transformé par son subconscient et sublimé par son imagination, et si nous nous donnons la peine de faire d'Arthur Gordon Pym une lecture un tant soit peu psychologisante, nous accédons alors à une autre dimension tout à fait extraordinaire.
Je relèverai ici, de plus, qu'à l'instar de tous les êtres humains au décours de leur naissance et à des degrés plus ou moins intenses suivant les individus,
Edgar Poe a connu l'angoisse de la séparation d'avec sa mère et que l'on en trouve la trace très évidente dans Arthur Gordon Pym. Ainsi, dans les premiers temps de l'expédition sur le Grampus le héros vit clandestinement caché dans la cale du voilier, de façon inconfortable mais relativement sûre, et ce n'est qu'ensuite, un fois sorti au jour, que les ennuis commencent...
Mais il y bien plus.
Edgar Poe témoigne de ces deux traumatismes à la fois (mère mourante et angoisse de la séparation) dans l'épisode de "La pêche aux vivres". Dans l'épave du voilier aux deux tiers remplie d'eau et vouée à couler (la mère mourante) les survivants d'une tempête, qui ne peuvent se tenir que sur le pont du bateau, sont près de mourir de faim et de soif au point de faire des expéditions de plongée dans la cale inondée de façon à accéder, après avoir franchi un couloir lui aussi inondé, à la cambuse où sont stockées les réserves alimentaires : même noyées elles peuvent sauver les survivants. Les personnages, dont Arthur, tentent désespérément à différentes reprises de forcer la porte de la cambuse, qui résiste (n'est-ce pas là le désir, forcené mais impossible, de retrouver l'utérus nourricier de la mère ?). de surcroît cela se déroule en apnée, ce qui donne une puissance extrême à la scène. Ainsi considéré cet épisode fantasmagorique ne peut qu'émouvoir profondément toute personne née d'une femme et témoigne à elle seule du génie de
Poe, devenu universel. À travers cette scène proprement sublime nous entrevoyons peut-être ce que
Gaston Bachelard entendait par métapoétique (peut-être dirions-nous maintenant "hyperpoétique" ?).
Adolescent en lisant ces aventures dans un livre un peu défraîchi, j'ai été frustré de constater qu'il devait manquer des pages à la fin et durant les cinquante années et plus qui ont suivi je suis resté persuadé de cela, en me demandant quelle était la suite. Or, comme on sait, point de pages manquantes : du génie, vous dis-je !
Traduit par
Charles Baudelaire (1858)